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Le rickshaw se traînait dans la circulation démente de GT Road, la grande artère traversant Peshawar d’est en ouest, dominée par la masse ocre et crénelée du vieux fort de Balahisar. L’Afghan tapa sur l’épaule du conducteur et descendit en face du cinéma Ferdous à la façade décorée de gigantesques effigies en carton de vedettes. Jamal Seddiq contourna le cinéma, s’enfonçant dans une ruelle poussiéreuse, puis s’engouffrant sous la voûte du Friend’s Hôtel. Il monta au troisième, poussa la porte d’une des chambres donnant sur la terrasse.

Un gosse, pieds nus, dormait sur un charpoi[10] Jamal le réveilla d’une bourrade et lui parla à voix basse. L’enfant écouta attentivement, puis sortit de la pièce sans un mot. Jamal Seddiq ôta son turban, ses sandales et se laissa tomber sur le charpoi, après avoir mis en route un grand ventilateur sur pied dérobé dans une chambre voisine.

* * *

John Davidson refit son numéro pour la dixième fois, puis écouta la sonnerie retentir dans le vide. Son correspondant n’était pas là. À Peshawar, le téléphone était capricieux, il valait mieux vérifier à plusieurs reprises. Il raccrocha et ressortit, traversant l’espace découvert où s’élevait le grand bâtiment de bois verdâtre constituant le Dean’s Hôtel. Il flottait dans l’air une vague odeur de crottin. Bizarrement, le bar « à alcool » se trouvait dans un petit bâtiment séparé. Comme pour isoler les mécréants coupables de bafouer la loi islamique. Le Pakistan était un État « sec » où seuls les non-musulmans avaient droit à l’alcool, et encore au compte-gouttes. John Davidson avait beau être paniqué, il fallait bien vivre. Bien entendu, le bar était fermé. Il frappa à coups redoublés et un barman moustachu finit par lui ouvrir. Les deux hommes se connaissaient et n’eurent pas besoin de se parler.

Le barman gagna le comptoir, suivi du hippie, fumant toujours nerveusement. Le Pakistanais se mit en silence à extraire des bouteilles de bière de sous son comptoir. Au fur et à mesure, John Davidson les mettait dans sa musette. Il en aurait bien vidé une, mais c’était son capital. Lorsqu’il y en eut six, le hippie tira cent quatre-vingts roupies de sa poche et les donna au barman. Le temps de gagner le bazar, il doublait sa mise. Son hôtel lui coûtant six roupies par jour, et la nourriture cinq, cela laissait de la marge pour le hasch…

Musette à l’épaule, les bouteilles dissimulées sous des vieux papiers, il ressortit scrutant l’obscurité avec inquiétude, puis quitta l’enceinte du Dean’s, le plus vieil hôtel de Peshawar, reprenant Shahrah-E-Pelhlvi. La nuit était tombée et il se sentait protégée par l’obscurité. La musette lui sciait l’épaule et il faillit prendre un rickshaw, puis renonça, à cause de la bière. Son cœur cognait contre ses côtes lorsqu’il atteignit le bazar. Il s’enfonça dans Namak Mandi, puis tourna à gauche dans Kabuli Road.

La cohue était incroyable et il fallait de bons réflexes pour ne pas se faire écraser par les innombrables rickshaws pétaradant une fumée bleue et nauséabonde, les charrettes à cheval, les taxis, les portefaix ployant sous des charges monstrueuses. Une nouvelle fois, John Davidson essaya d’appeler son correspondant d’une cabine publique. Sans plus de succès.

Ce qui était arrivé à Bryan le plongeait dans une panique incontrôlable. Pour la première fois, il envisageait de quitter Peshawar. Mais pour aller où ?

Il tourna dans Cinéma Road, empuantie par la fumée de multiples restaurants en plein air, monta en courant l’escalier à pic du Simbad, déboucha dans un salon désert et se laissa tomber sous un ventilateur. Un garçon le vit et referma la porte en silence. Trois minutes plus tard, le patron surgit, un gros Pakistanais barbu avec une toque d’astrakan. John Davidson sortit les bouteilles de bière une à une. Son client les examina soigneusement afin de vérifier si elles n’avaient pas été décapsulées. Certains trafiquants malhonnêtes arrivaient à faire trois bouteilles avec deux et un peu d’eau aux amibes. Satisfait, il tira alors une liasse de billets de sa poche et donna trois cent soixante roupies au hippie.

John Davidson les empocha. Pas un mot n’avait été échangé. À quoi bon ? Ils n’éprouvaient aucune sympathie l’un pour l’autre. Le hippie, qui s’apprêtait à repartir, remarqua le téléphone sur le comptoir et demanda :

— Je peux téléphoner ?

Toujours muet, son hôte resta près de lui, tandis qu’il composait le numéro. Occupé ! Le cœur de John Davidson fit un bond dans sa poitrine. Il raccrocha et recommença. Toujours occupé ! Le restaurateur commençait à le regarder avec impatience… La ligne devait être en dérangement. Il fallait parfois trois jours pour obtenir un numéro à Islamabad qui se trouvait a deux heures de voiture… Enfin, à la quatrième fois, on décrocha !

— Fred ? fit le hippie.

— Yeah ?

— C’est moi John. Il y a un gros problème, dit-il d’une voix rendue saccadée par l’émotion. Avec Bryan. Faut que je vous vois. Tout de suite.

Son correspondant n’aimait pas beaucoup qu’on donne des noms au téléphone, et Davidson sentit son agacement.

— OK, fit-il. À dix heures, au Dean’s. Je ne peux pas avant.

Il avait raccroché.

John en fit autant et dégringola l’escalier étroit, puis descendit Cinéma Road, passant devant une voûte gardée par un enturbanné, Kalachnikov à l’épaule. Un des innombrables antres de la Résistance afghane. Cent mètres plus loin, le hippie pénétra dans la boutique d’un marchand d’oiseaux. Un vieux Pachtou à l’œil torve et à la panse énorme, le turban de travers, triait des graines. Il leva un regard interrogateur sur John. Le hippie lui tendit le billet de vingt roupies, qu’il fit aussitôt disparaître. Puis il farfouilla dans un sac de graines et en sortit cinq cigarettes de haschich que John mit dans la musette. Ce n’était pas vraiment interdit, mais inutile d’attirer l’attention. Il rebroussa chemin, clignant des yeux sous la poussière, pour regagner Sarafa Bazar. Il n’était que huit heures, ce qui lui laissait deux heures à tuer. Après le choc qu’il venait d’éprouver, il avait bien droit à une petite gâterie.

Sans remarquer un gosse accroupi près de l’entrée, il grimpa quatre à quatre l’escalier sale et décrépit du Prince Hôtel et ouvrit la porte de sa chambre, située au dernier étage, ce qui en faisait une étuve, éclairée d’une façon intermittente par le néon clignotant de la Habib Bank, de l’autre côté de la rue. Le vacarme montant du bazar était atroce, la poussière et la chaleur vous collaient à la peau, rendant les cheveux secs comme de l’étoupe, mais quand on fermait la fenêtre c’était pire… Sa chambre était un carré de trois mètres sur trois, avec comme seul meuble un charpoi presque défoncé, et son sac de voyage fermé par un cadenas. Heureusement, en dépit de leur pauvreté, les Pakistanais n’étaient pas voleurs.

John Davidson se laissa tomber sur le charpoi, alluma sa première cigarette de haschich, en tira voluptueusement une bouffée et ferma les yeux. L’image de la tête coupée de Bryan n’arrivait pas à s’effacer de sa rétine.

L’odeur du haschich imprégnait la pièce minuscule. John Davidson ouvrit les yeux et consulta sa montre. Neuf heures seulement. Il mourait de soif. Il fallait qu’il boive quelque chose. Et il avait faim aussi, ce qui était plus rare.

Il ignorait si c’était la peur qui lui creusait l’estomac. Il avait envie d’un bon kebab avec du riz et d’un Seven-up bien frais. Reprenant sa musette, il redescendit et, dans le couloir faillit marcher sur un gosse accroupi dans l’ombre. Il le rabroua en pachtou ; le gosse se leva et sortit derrière lui.

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10

Sorte de lit sommaire composé de sangles clouées à un cadre de bois.