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Un autobus multicolore se frayait un chemin à grands coups de Klaxon, venant de Kabuli Gâte. Soudain, dans un rugissement de moteur, il accéléra brutalement, bousculant plusieurs éventaires et fonçant sur le café où se trouvait Jandad. Ce dernier n’eut pas le temps de bouger. Il vit grossir l’énorme calandre, poussa un cri de terreur et le pare-chocs le heurta de plein fouet, lui écrasant la cage thoracique.

Le lourd véhicule continua sa course, fauchant un autre consommateur, vira sur sa gauche et accéléra vers GT Road, pulvérisant un rickshaw et son conducteur au passage. Un homme armé d’une Kalachnikov jaillit d’un porche et arrosa l’arrière du véhicule d’une longue rafale sans parvenir à l’arrêter. D’autres mudjahidins surgissaient de partout, courant derrière le bus occupé uniquement par le conducteur. Trop tard, il disparut dans GT Road. Des badauds se précipitaient déjà pour porter secours aux blessés. Jandad était mourant, une mousse rosâtre aux lèvres, livide. Il cessa de vivre au moment où Malko se penchait sur lui. Ivre de rage.

Une fois de plus, ses adversaires avaient gagné avec une audace folle. Le piège qu’on leur avait tendu s’était retourné contre Malko. Quand un taxi plein de mudjahidins s’ébranla enfin, il avait disparu depuis plusieurs minutes. Il n’y avait pas une chance sur mille de le rattraper.

* * *

Jamal Seddiq freina en face du cinéma Ferdous et sauta de son bus, pour se perdre aussitôt dans la foule déambulant sur les bas-côtés de GT Road. Son cœur battait régulièrement et il éprouvait seulement la satisfaction du devoir bien accompli. Ce n’est pas lui qui avait eu l’idée de voler un bus dans le parking en face de l’hôtel Galaxie, mais il avait adopté l’idée avec enthousiasme. La vue du visage terrifié de Jandad à travers le pare-brise du bus le réjouirait longtemps.

Maintenant, il lui restait à rejoindre Multan pour la dernière partie de sa mission. Ensuite, ce serait le voyage de retour sur Kabul et la tranquillité pour des mois sous la protection des Soviétiques. Il s’arrêta au coin de Hospital Road et chercha des yeux son complice. Celui-ci apparut, flânant devant l’éventaire d’un marchand de pastèques. Il s’approcha de Jamal Seddiq avec un large sourire. Caché dans la foule, il avait assisté au meurtre de Jandad.

— Ces pastèques sont moins bonnes que les nôtres, dit-il. Il n’y a que de l’eau.

Jamal Seddiq lui mit la main sur l’épaule.

— Bientôt, nous mangerons de bonnes pastèques à Kabul, dit-il.

Ses petits yeux méchants et pleins d’astuce brillaient d’un éclat dément. Il avait toujours aimé la chasse : comme chasseur ou comme gibier. Analphabète et inculte, il possédait pourtant un sixième sens précieux pour le genre de métier qu’il exerçait. Même dans cette ville qu’il connaissait mal, au milieu de ces Pakistanais dont il ne comprenait pas la langue, il se sentait à l’aise et reniflait le danger.

Tout en marchant, ils étaient arrivés en face du Galaxie Hôtel. En contrebas du pont, les bus en partance pour l’Afghanistan étaient serrés les uns contre les autres. Il se tourna vers Multan :

— Nous partirons dans deux jours pour Kabul, Inch Allah !

* * *

Malko et Sayed Gui se faisaient face, sous le regard pesant de Asad, ses gros doigts occupés à faire défiler un chapelet d’ambre. L’ambiance n’était pas gaie dans le petit bureau plongé dans la pénombre. Sayed Gui posa ses lunettes.

— Il faut continuer, dit-il, même si nous devons échouer. Sinon, nous perdons notre honneur.

C’était un langage que Malko comprenait. Mais l’expérience qu’il venait de subir le laissait inquiet. Leurs adversaires semblaient toujours avoir une longueur d’avance.

— Vous ne savez pas comment ils ont eu vent du piège que nous leur tendions ? demanda-t-il.

Sayed Gui savait ce qu’il pensait. L’Afghan le regarda longuement et laissa simplement tomber :

— Non. Personne n’était au courant.

Sauf quand même une douzaine de mudjahidins. Comment s’assurer de leur fidélité ? Il aurait fallu des mois d’enquête.

— Très bien, dit Malko, tentons une dernière chance.

Le Green’s Hôtel semblait avoir subi un tremblement de terre. La façade verdâtre délavée donnant sur l’avenue Shahrad-E-Pehlvi était encore à peu près décente, mais dès qu’on pénétrait à l’intérieur, c’était l’horreur : des murs dont le crépi partait par plaques, des insectes variés se promenant sur les plafonds, un escalier aux marches effondrées, une odeur aigre de saleté repoussante. Un vieux à l’œil torve, assis derrière un grand registre, bougonnait dans sa barbe grise. Il jeta un coup d’œil indifférent à Elko Krisantem qui demandait une chambre.

Ce fut vite réglé. Cinquante roupies d’avance pour une semaine et il eut la clef.

— Third floor, annonça le vieux, number 36.

Elko essaya de monter sans passer à travers les marches. Sa chambre ne contenait qu’un vieux charpoi défoncé servant de colonie de vacances à plusieurs familles de punaises, une table branlante et plusieurs clous dans le mur en guise de penderie. En dépit des volets fermés, la chaleur était inhumaine, poisseuse… Il écrasa deux lézards, une flopée de moustiques plus quelques insectes non identifiés avant de renoncer. Il allait manger son pain noir.

Le costume pakistanais qu’il portait permettait de dissimuler une arme, Elko avait accroché à sa taille une solide ceinture de cuir avec un petit holster maintenant son Astra et deux chargeurs de rechange. Le lacet se trouvait dans la poche du petit gilet qui allait avec sa tenue. Il sortit dans le couloir et frappa à la porte du 30.

Babrak Quasim lui ouvrit. Les deux hommes se serrèrent silencieusement la main. L’Afghan savait que le Turc était chargé de sa protection rapprochée. Avec un sourire qui en disait long, il fouilla sous sa tenue et en sortit un long poignard dont il fit miroiter la lame devant Elko avec un sourire heureux. Il n’avait pas envie d’aller à l’abattoir. Il remit son arme en place et s’accroupit sur le plancher, à côté d’un petit réchaud, où bouillait de l’eau.

Elko Krisantem qui avait horreur du thé, dut pourtant se soumettre au rituel… Puis les deux hommes se mirent d’accord par gestes sur la manière de procéder. Tout avait été répété avec Sayed Gui heureusement.

La dernière gorgée de thé avalée, le Turc descendit dans Shahrah-E-Pehlvi et prit position à côté d’une échoppe de photocopies, attendant que Babrak Quasim sorte de l’hôtel. Les assassins essayeraient probablement le soir, pas en plein jour, mais il pourrait peut-être repérer un élément intéressant. Cinq minutes plus tard, Babrak Quasim sortit et se dirigea à pied vers le bazar. Elko suivait à dix mètres. Ils franchirent le pont, retrouvant Railroad Road, longeant la gare des bus pour Kabul, puis s’enfoncèrent dans Cinéma Street. Elko se rapprocha, la foule était trop dense pour une filature éloignée et, en cas d’attentat, il ne pourrait pas intervenir.

Soudain, en traversant Chitrali Bazar, il remarqua un Pakistanais athlétique avec un gros turban, des moustaches à la Gengis Khan, une couverture sur l’épaule. Il semblait flâner sans but.

Trois cents mètres plus loin, Krisantem le vit de nouveau, en face de la banque Habib. À quelques mètres derrière Babrak Quasim… Le cœur du Turc se mit à battre plus vite. Babrak Quasim venait de monter dans un rickshaw et le gros type en avait fait autant ! Elko prit un troisième rickshaw et lui donna l’adresse de l’Alliance Islamique, lui demandant de se dépêcher. Ainsi, il parvint le premier devant le grand bâtiment où flottait le drapeau afghan.