Le rickshaw de Babrak Quasim arriva un peu plus tard et l’Afghan s’engouffra dans le bâtiment. Le gros type à la couverture arriva à son tour et se dirigea sans se presser vers une gargote où il s’installa devant un thé. Elko était édifié ! Il prit position un peu plus loin, derrière une voiture en panne et s’accroupit à côté, comme s’il attendait d’être dépanné.
Vingt minutes s’écoulèrent. Puis celui qu’il surveillait se leva et reprit un rickshaw vers le centre de la ville ; imité par Krisantem. Ce dernier le suivit jusqu’à l’entrée de l’hôtel Galaxie, juste à la sortie du pont de chemin de fer. L’autre s’y engouffra. Cette fois, Elko Krisantem avait bien l’impression qu’ils étaient en train de jouer la dernière manche. L’adversaire avait mordu à l’hameçon. Il héla un rickshaw pour aller faire son rapport. Les prochaines heures allaient sûrement apporter du nouveau.
Chapitre XIV
Babrak Quasim avançait lentement à travers la foule du bazar, cherchant une gargote où se restaurer. Sa main coincée au fond de la poche de son charouar serrait le manche de son poignard. Il avait beau savoir que l’on veillait sur lui, il préférait compter sur ses propres forces. Impossible de déceler une menace dans cette foule dense et bruyante. Plusieurs mudjahidins avaient déjà été victimes de tueurs dans des circonstances semblables. Dans ces cas-là, personne n’intervenait. Les Pachtous avaient trop peur de déclencher des vengeances tribales et les Pakistanais préféraient rester neutres.
Il s’assit sur le banc de bois d’un restaurant en plein air de Misgaran Bazar, à côté du marché aux fruits, et commanda un khebab assaisonné au piment et un verre de lait caillé.
Tandis qu’il mangeait, il essaya de repérer son protecteur sans y parvenir. Il s’était installé face au grouillement de la rue, le dos au mur, et observait les marchands, les colporteurs, les gosses portant des charges énormes, les ânes et les rickshaws qui défilaient dans un brouhaha d’enfer. Il but trois thés coup sur coup et se releva. Il se sentait trop fatigué pour rentrer à pied, aussi monta-t-il dans un taxi collectif à une roupie, qui le déposa presque en face du Green’s Hôtel. De nuit, l’établissement avait presque l’air présentable. Il s’engagea dans l’escalier crasseux avec dégoût. Le veilleur s’était absenté, laissant son registre grand ouvert. Babrak Quasim monta lentement les deux étages, récitant intérieurement un verset du Coran. La lumière du couloir était si mauvaise qu’il fallait presque se guider au toucher.
Il aurait préféré coucher sous la tente que dans cette chambre poisseuse de chaleur et de crasse, mais il n’avait guère le choix. Il poussa sa porte. Un néon clignotait sur le trottoir d’en face, vantant une fabrique de meubles. Soudain, il sentit une présence. Il pivota pour ressortir de la pièce, mais n’eut pas le temps d’achever son geste.
Deux mains avaient saisi ses bras et les avait rejetés en arrière. Il vit surgir une silhouette gigantesque, il devina l’éclair d’un poignard recourbé tenu à l’horizontale, puis le géant frappa. Ce fut comme un coup de poing dans l’estomac, suivi d’une brûlure atroce. Avec un « han » de bûcheron, son assassin remonta la lame, ouvrant la cage thoracique de Babrak jusqu’au sternum. Un flot de sang jaillit de l’horrible blessure. Babrak Quasim perdit connaissance instantanément, sans même pousser un grognement. Le géant retira le poignard et l’enfonça à nouveau dans le corps recroquevillé, épinglant le cœur au sol poussiéreux. Mais déjà l’Afghan ne se débattait plus.
Elko Krisantem écouta dans le couloir du troisième étage. Il avait suivi Babrak Quasim depuis le bazar et Malko devait le rejoindre pour organiser la surveillance pendant la nuit, avec les hommes de Sayed Gui qui étaient en retard d’une bonne demi-heure.
Le Green’s était silencieux. Quasim venait de rentrer dans sa chambre. Inutile d’aller l’embêter. À son avis, le danger se trouvait dehors dans la foule. Elko Krisantem se détendit un peu. Il allait pouvoir passer une nuit tranquille, à condition que les moustiques et les punaises ne le dévorent pas entièrement.
Il s’allongea quelques instants sur son charpoi, puis la soif le saisit, inextinguible, conséquence du piment ingurgité au bazar. Bien entendu, il n’y avait même pas un lavabo dans la chambre. Pour tout l’étage, on ne comptait qu’une douche crasseuse au bout du couloir. Il se leva. Il fallait qu’il boive ! Sortant de sa chambre, il s’engagea dans l’escalier. Le veilleur de nuit devait savoir où trouver un Pepsi. Le Turc arriva à la réception. Toujours pas d’employé. Il avait dû s’endormir. Elko Krisantem fit le tour du petit comptoir puis écarta le rideau qui donnait sur le cagibi où se reposait le veilleur de nuit.
Instantanément, le pouls du Turc passa à 120.
Le veilleur était bien là, mais allongé par terre, la langue noire sortant de sa bouche, la tête faisant un angle de 45° avec son corps. Tout ce qu’il a de plus mort.
Elko Krisantem se rua vers l’escalier, arrachant son Astra de son holster. Le meurtre du veilleur de nuit était de très, très mauvais augure… Il se maudit de ne pas avoir raccompagné Babrak Quasim jusqu’à sa chambre. Tandis qu’il montait quatre à quatre, il entendit des craquements au-dessus et une masse énorme surgit devant lui : le type qu’il avait déjà repéré derrière Quasim. Derrière, il y en avait un autre. Ils se dévisagèrent une seconde, puis le géant enturbanné aperçut le pistolet dans la main du Turc, et recula sur le palier du premier.
Elko en fit autant, gagnant une position moins exposée, ne sachant que faire. Il regagna le rez-de-chaussée et s’embusqua derrière la réception, Astra au poing, guettant les hommes de Sayed Gui qui auraient dû être là depuis longtemps. Il n’y avait qu’une seule sortie à l’hôtel. Il se doutait que ses adversaires n’allaient pas tenter de se frayer un chemin à coups de feu. Cela alerterait trop de gens et ils ne bénéficiaient plus de la surprise… Donc, ils allaient tenter un autre truc… Ce qui lui donnait quelques secondes.
Il se rua dans le couloir, débouchant dans la rue et faillit hurler de joie. Malko traversait l’avenue ! Krisantem ne fit qu’un bond jusqu’à lui.
— Ils sont là, jeta-t-il. Au moins deux. Je crois qu’ils ont tué Quasim.
Malko jura. Il pensait trouver les mudjahidins ! Au lieu de cela, il se retrouvait seul.
Une terrasse à demi effondrée donnait sur l’immeuble voisin. Les tueurs pouvaient s’échapper par là. Un seul homme ne pouvait les retenir. Cette fois, ils n’avaient pas le droit de laisser passer cette chance.
— Je vais téléphoner, dit Malko. Surveille l’entrée.
Il se rua vers la boutique de photocopie. Devant un billet de 20 roupies, le marchand lui tendit aussitôt le téléphone. Le numéro de Sayed Gui sonna longtemps, sans répondre. Malko commençait à avoir envie de hurler. Enfin, on décrocha. C’était Asad ! Malko se fit connaître et eut enfin Sayed Gui.
— Mais qu’est-ce que vous faites ! explosa-t-il. Ils viennent de tuer Babrak.
L’Afghan balbutia quelque chose au sujet d’une voiture en panne.
La gorge nouée, Malko regarda la façade du vieil hôtel vert. S’ils prévenaient la police pakistanaise, c’était foutu. Ils ne sauraient rien de plus sur le commando.
Il entendit les promesses précipitées de Sayed Gui avant de raccrocher. Elko Krisantem avait disparu. Courant jusqu’à l’immeuble qui dominait la terrasse à demi effondrée du Green’s il y entra, monta l’escalier quatre à quatre, afin de prendre les assassins à revers. Le temps pour Sayed Gui de rassembler des hommes et de venir, cela prendrait un bon quart d’heure.