— Détendez-vous pour le moment. Nous ferons le point demain matin après l’interrogatoire de ce type.
Il abandonna Malko pour aller saluer une créature à la poitrine énorme moulée dans un sari rose bonbon. Curieusement, les femmes, invisibles dans les rues et la vie courante, brillaient par leur élégance, leur maquillage et souvent leur beauté. Autour de Malko ce n’étaient que corps épanouis serrés dans des saris ou des pantalons très ajustés, yeux charbonneux et brûlants. Et soudain, au détour d’un superbe banian, Malko vit surgir une mince silhouette en mauve, l’inévitable jus d’orange à la main.
Nasira Fadool.
Elle tendit à Malko une main aux doigts fins et manucurés.
— Quelle bonne surprise ! Je ne vous savais pas mondain.
— C’est un hasard, jura Malko. Et vous ?
— Pour moi une obligation. Quoi de neuf ?
Une lueur joyeuse pétillait dans ses yeux noirs. Malko s’apprêtait à lui raconter sa soirée quand une brusque intuition le fit changer d’avis.
— Nous avons encore été mis en échec, dit-il. Ce mystérieux commando a frappé et un des membres a pu nous échapper.
Il fit le récit de l’incident du Green’s Hôtel à Nasira Fadool, omettant de préciser que Jamal Seddiq était entre les mains des mudjahidins. La jeune Afghane semblait l’écouter d’une oreille distraite, alors que d’habitude, elle s’enquérait de tous les détails. Comme si tout cela ne l’intéressait pas.
— Venez, dit-elle, si nous ne prenons pas une table tout de suite, nous allons manger debout.
Les invités se ruaient sur le buffet. Grâce aux arbres du parc, il y avait un peu de fraîcheur. Malko se retrouva cuisse contre cuisse avec Nasira Fadool. Fred Hall se trouvait à une autre table, mais il ne regretta pas l’absence de l’Américain. Après avoir fini son kebab, Nasira tira une fiole de son sac et versa un liquide ambré incolore dans son verre d’orangeade.
— Vous en voulez ? proposa-t-elle à Malko.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Du J & B.
Horreur ! Il s’aperçut que Nasira Fadool n’était pas la seule à transformer son soft drink en breuvage pour infidèles. Le service se fit à une vitesse record. En quarante-cinq minutes, ils avaient avalé leur mouton et des desserts de toutes les couleurs, ravissants à la vue, mais immondes au goût. La flasque de J & B de Nasira Fadool était vide et les yeux de la jeune Afghane brillaient d’un éclat inhabituel. Quand les gens commencèrent à se lever, elle se tourna vers Malko et demanda d’une façon très naturelle :
— Pourriez-vous me rendre un service ?
— Avec plaisir ! dit-il.
— J’ai envie de boire encore un peu, mais je n’ai pas de permis. Si vous pouviez me prendre quelque chose sur le vôtre au bar de l’Intercontinental.
— Bien sûr, accepta Malko. Que voulez-vous ?
— Cognac, fit-elle sans hésiter. Ils en ont au bar. Nous le boirons ensemble chez moi, je ne peux pas aller à l’hôtel. Et de toute façon, j’attends des coups de téléphone. Alors, à tout à l’heure.
La pression de sa poignée de main en disait nettement plus que ses paroles. Intrigué, Malko se mit à la recherche de son « chauffeur ». Nasira Fadool profitait-elle de l’absence de Yasmin pour satisfaire un petit fantasme ou avait-elle une idée derrière la tête ?
Le barman aligna devant Malko six mini-bouteilles de Gaston de Lagrange, vendues pratiquement au prix de l’or et six de vodka. Malko avait dû remplir un formulaire long comme la Bible et signer trois fois avant d’avoir droit à son permis. Le bar était totalement désert, faute de clients autorisés… Il mit les bouteilles dans un carton et se dirigea vers l’ascenseur. Il avait du mal à se concentrer sur Nasira. Dans quelques heures on sortirait Jamal Seddiq de sa prison et il avait des chances de savoir qui était la meurtrière de Bruce Kearland.
Il commençait à connaître le chemin de University Town ! Il se fit déposer par son chauffeur au croisement avec Railway Road et continua à pied. À son premier coup de sonnette, un jeune domestique vint ouvrir et l’emmena directement dans le living. L’odeur le frappa tout de suite. On aurait dit qu’on avait vaporisé du Shalimar dans toute la pièce ; Nasira apparut, ayant changé sa tenue tunique-pantalon pour un sari rouge moulant comme une chemise de nuit.
— Voilà votre cognac ! annonça Malko.
Elle prit la boîte de carton et la posa sur la table basse avec un sourire dévastateur.
— Merci.
Elle prit une des petites bouteilles et la but au goulot, sous les yeux étonnés de Malko. Le silence dans la maison était étonnant. Leurs regards se croisèrent, et elle eut un sourire ambigu, teinté d’ironie.
— Vous allez être déçu…
— Pourquoi déçu ?
Le sourire s’accentua.
— Ne faites pas l’idiot, dit-elle. Vous pensiez faire l’amour avec moi, en me retrouvant ce soir ici…
C’était difficile de nier. Malko s’en tira par une pirouette.
— Souvent femme varie…, dit-il. En tout cas, je ne vous violerai pas…
Une lueur dangereuse passa dans les yeux noirs de Nasira et elle reposa la bouteille sur la table.
— C’est un mot qu’il ne faut pas prononcer devant moi, dit-elle.
Malko ne comprenait pas cet emportement. Nasira se força néanmoins à sourire et dit, comme pour elle-même :
— Pardonnez-moi. Vous ne pouvez pas comprendre. Tout cela est lié. Vous pensiez que j’étais portée sur certaines choses à cause de ce qui s’est passé l’autre soir… Vous vous trompez, ou plutôt, je vous ai trompé : je n’aime pas faire l’amour. Sauf… elle hésita quelques secondes, avec une femme.
— Cela arrive, dit Malko, plein de diplomatie.
Nasira se leva, sortit et revint avec de la glace et deux verres.
Elle ouvrit une mini-bouteille de Gaston de Lagrange et une de vodka pour Malko, puis remplit les verres. Ensuite, elle leva le sien.
— À notre amitié.
Étrange toast. Cette fois, elle dégusta le Gaston de Lagrange avec beaucoup plus de respect. Malko la guignait du coin de l’œil. Qu’avait-elle ? Pourquoi cette confession ? Après tout, il ne s’était pas jeté sur elle. Elle s’approcha d’une chaîne hi-fi Akaï encastrée dans la bibliothèque, mit un disque et une étrange musique grinçante s’éleva dans la pièce.
— Ce soir, je suis fatiguée, dit Nasira. J’aimerais être comme toutes les femmes, pouvoir être dans les bras d’un homme, recevoir de l’amour et de la tendresse…
— Et pourquoi…, commença Malko.
— Si vous tentiez de me faire l’amour, dit-elle d’une voix égale, je pense que j’essaierais de vous arracher les yeux…
Malko se prit à regretter sérieusement l’absence de Yasmin, avec sa sexualité débridée et secrète. Nasira Fadool le mettait mal à l’aise. Elle était à quelques centimètres de lui et, pourtant, il n’avait même plus envie d’elle. Comme si la jeune femme émettait des ondes répulsives. Il avait rarement ressenti cette impression avec une jolie femme.
Elle vida encore une mini-bouteille de Gaston de Lagrange, écoutant la musique, les yeux clos. Puis demanda brusquement :
— Vous avez entendu parler de la partition de L’Inde et du Pakistan ?
— Bien sûr, dit Malko.
— Ma famille vivait dans le Cachemire, pas très loin d’ici, dit-elle. Comme beaucoup de musulmans. Il y avait plus de facilités qu’à Kabul. Quand la partition a été décidée, les Sikhs ont commencé à massacrer tous les musulmans qui s’apprêtaient à fuir. Les autorités avaient mis en place un train qui partait de la gare de Shrinagar afin de conduire au Pakistan ceux qui voulaient échapper à la mort. Sous la garde de l’armée. Mais il fallait parvenir jusqu’au train. Les Sikhs rôdaient partout autour de la gare et à l’intérieur… Ils tuaient à coups de bâtons, de poignards, de fusils tous les musulmans qu’ils pouvaient attraper. Les hommes, les femmes, les enfants… Ma mère a été découpée au couteau sous mes yeux avec mes deux sœurs… Ce jour-là, j’ai pu m’enfuir. Un Sikh me poursuivait. Je me suis réfugiée dans les toilettes des hommes de la gare, folle de terreur.