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Sarafa Bazar brillait de tous ses néons verts et roses. Hélas, la chaleur n’avait guère diminué. Un muezzin appelait à la dernière prière du soir. Le hippie s’enfonça dans les ruelles nauséabondes du bazar, un des plus grands de l’Orient. Peshawar avait cinq siècles de crasse accumulée… D’innombrables gargotes étaient ouvertes, servant des plats peu ragoûtants. John décida de s’offrir une folie en choisissant la moins mauvaise, le Salateen dans Cinéma Road. Négligeant la salle du rez-de-chaussée, il monta jusqu’au premier où il y avait la climatisation. La salle était pleine, de Pachtous bruyants et enturbannés, certains avec leurs fusils venant de la « zone tribale », région frontière où le gouvernement pakistanais n’exerçait qu’une autorité restreinte. Pas une femme. Heureusement que la drogue calmait les ardeurs sexuelles de John de ce côté-là. Il commanda un kebab, une platée de riz plus deux Seven-up et du thé. Le haschich lui faisait la tête légère, laissant juste une petite pointe d’inquiétude au creux du sternum. Il réfléchit : la police allait trouver la tête. On risquait de le dénoncer. C’était un étranger. Ce genre d’histoire, les Pakistanais n’aimaient pas vraiment. Ou ils l’expulseraient ou ils le mettraient dans la prison souterraine près de l’aéroport. Pourtant ce n’était pas de sa faute si son copain s’était fait assassiner… Il nettoya son assiette, se persuadant que son commanditaire ne pouvait pas le laisser tomber. Il était dix heures moins le quart, il avait juste le temps.

C’est en quittant le Salateen qu’il le vit : le gosse qui l’attendait déjà à la sortie de l’hôtel. Appuyé à un autobus décoré comme un arbre de Noël, juste en face du restaurant.

L’angoisse l’arrêta sur place. Qu’est-ce que cela signifiait ? Déjà l’enfant avait tourné les talons et s’était perdu dans la foule. John Davidson le chassa de son esprit. Après tout, il arrivait que des gosses suivent les étrangers, plutôt rares à Peshawar, par curiosité ou intérêt. Il traversa rapidement le Khyber Bazar pour gagner le pont. D’abord, il avait pensé se rendre à pied au Dean’s, mais il ne s’en trouvait plus le courage. C’est en cherchant des yeux un rickshaw qu’il aperçut de nouveau le gosse. Celui-ci se tenait à l’entrée du pont qu’il s’apprêtait à emprunter et, cette fois, il n’était pas seul. Le gigantesque barbu que John avait aperçu à la gare routière se tenait derrière lui, avec un autre homme, inconnu du hippie. Le sang de ce dernier ne fit qu’un tour. Le géant avait dû le voir avec la tête coupée et le cherchait pour le livrer à la police et toucher une prime.

Sans même réfléchir, il partit en courant vers le centre du bazar dans Qissa Khawam, là où la foule était la plus épaisse. Puis, il bifurqua à gauche dans Andar Sher le bazar aux bijoux, une rue étroite en pente douce où les boutiques dégoulinaient des mêmes colliers de perles d’or soufflées, de gros bracelets en argent repoussé. Toutes vides. Personne n’avait plus d’argent… Il bousculait les passants, suivi par des regards curieux. La foule était si dense qu’il ne savait plus s’il était suivi ou non. Il fit tomber un malheureux portant sur sa tête un plateau de loukoums et se hâta sous les injures. Il allait se faire lyncher. Étendus au fond de leurs boutiques les marchands le regardaient d’un air étonné. On ne voyait pas souvent un étranger en fuite.

John Davidson s’engouffra sous une voûte, menant à une galerie intérieure en train de s’écrouler, passant devant un marchand de turbans. Une petite cour desservait plusieurs échoppes. John Davidson s’arrêta net : la boutique où il espérait se réfugier et téléphoner était fermée. Il s’adressa au voisin, un souffleur de verre :

— Où est Ali ?

L’autre eut un geste évasif.

— Pas là. Demain.

Demain. Le jeune Britannique se retourna et une coulée glaciale se faufila le long de sa colonne vertébrale. Le gosse et ses deux acolytes s’avançaient vers lui, sans se presser. Ils devaient connaître à fond le bazar et savoir que cette cour n’avait pas d’issue.

D’un bond, John Davidson s’élança dans un escalier pourri et sombre : il fallait gagner les toits, le labyrinthe absolument inextricable des terrasses. La terreur lui donnait des ailes, il ne sentait plus l’odeur immonde de l’urine, de la saleté, des ordures pourrissantes. Haletant, il parvint au second étage ; pas d’ouverture donnant à l’extérieur. Par une porte entrouverte sur le palier, il aperçut un atelier avec deux femmes penchées sur des machines à coudre. Elles levèrent à peine la tête.

Il entendit les pas dans l’escalier avant de les voir. Cette fois, l’enfant marchait derrière. John Davidson se retourna vers les femmes, poussa un cri.

Le géant était déjà sur lui. John Davidson lui envoya un coup de pied qui le manqua. Des mains énormes se refermèrent autour de son cou. Un vertige le prit, mais il ne voulait pas mourir. Le second homme, beaucoup plus petit, lui prit les poignets, cherchant à lui réunir les mains derrière le dos, sans y parvenir. John Davidson hurla.

— Help me !

Les femmes tournèrent la tête, bovines, mais ne bougèrent pas. Le hippie parvint à écarter une des mains qui l’étranglaient, mordit un doigt au sang, fonça sur l’escalier, trébucha et tomba à genoux, puis sur le côté. Les mains puissantes resserrèrent aussitôt leur pression. Son visage s’écorcha contre les esquilles de bois du plancher. Il se retrouva, un des deux hommes à cheval sur lui, l’autre lui tenant un bras. Peu à peu, il sentait ses forces diminuer.

Le gosse regardait, avec une impassibilité de statue, toujours sans un mot, sans un cillement. Le géant lui jeta quelques mots en dari. Il trottina jusqu’à l’atelier des femmes, s’approcha d’un des établis, prit une grande paire de ciseaux et la ramena du même pas égal. John Davidson réussit à pousser un cri vite étouffé, eut un sursaut dément pour échapper à ses bourreaux. À un mètre de lui, le gosse tendait les ciseaux à celui qui lui tenait un bras. Son agresseur les prit, lâchant le bras. Aussitôt, John Davidson se mit à marteler le visage de l’étrangleur avec la fureur du désespoir.

Du coin de l’œil, il vit la lame des ciseaux s’approcher de son visage. L’homme ne se pressait pas, cherchant l’endroit propice. Comme John se retournait, il le trouva. Son bras se détendit d’un coup et la lame des ciseaux s’enfonça jusqu’à la virole dans la carotide gauche.

Un flot de sang jaillit instantanément. L’étrangleur s’écarta vivement, tandis que son compagnon maintenant les ciseaux dans la plaie, pesant de tout son poids, fixait au sol John Davidson qui se débattait comme un ver coupé. Cela ne dura pas longtemps. Une grande fatigue s’empara de lui et il eut soudain l’impression que plus rien n’avait d’importance. Le visage moustachu penché sur lui devint flou.

Le sang coulait sur le bois, absorbé par la poussière, mais peu à peu se mit à filtrer sur les marches. On n’entendait plus que la respiration haletante du hippie en train de mourir. L’étrangleur s’était redressé et contemplait les femmes de son regard noir et glacial. Elles ne bougeaient pas. Aucun bruit ne venait de l’escalier. L’odeur du sang, fade et écœurante, se substituait à celle des ordures et des épices. Enfin, John Davidson, à peu près vidé de son sang, cessa de bouger.

Son assassin fouilla un peu la blessure avec les ciseaux, comme pour s’assurer qu’il n’y avait plus rien à vider, puis ressortit l’arme improvisée de la blessure, et l’essuya sur la chemise du mort. Puis, il tendit les grands ciseaux au gosse. Celui-ci les prit et trottina jusqu’à l’atelier pour les remettre exactement là où il les avait pris. Enfin, les deux hommes redescendirent l’escalier sans se presser, le gosse sur leurs talons. Une des femmes se leva, jeta un coup d’œil effrayé au cadavre et referma la porte, comme pour l’ignorer.