C’est un policier qui vint lui ouvrir. Son regard stupéfait parcourut Malko, des pieds nus aux cheveux ébouriffés. Malko déploya son plus gracieux sourire.
— Je me trouvais là lors de l’agression, dit-il. J’ai poursuivi en voiture un des cambrioleurs, mais je n’ai pu le rattraper.
Il entra et rejoignit Yasmin dans le living, répétant aussitôt son couplet. Un policier en civil se tenait près d’elle et l’interrogea du regard.
— C’est exact, dit-elle. M. Linge était mon hôte ce soir lorsqu’il a entendu du bruit, il est intervenu courageusement et a tenté de rattraper ces criminels.
Quatre policiers en uniforme inspectaient le living, prenant des mesures, cherchant les impacts de balle. Le gardien qui avait ouvert la première fois attendait les bras ballants.
Le corps de Nasira Fadool, recouvert d’un drap, reposait là où elle avait été abattue. Le policier en civil se tourna vers Yasmin et dit respectueusement :
— Nous n’allons pas vous embêter plus longtemps. Je reviendrai demain matin pour recueillir votre déposition. Nous allons seulement enlever le corps et je vais laisser un de mes hommes dans le jardin au cas où ils reviendraient…
Un autre policier demanda l’identité de Malko en lui demandant de passer le lendemain à la Police Station. Une ambulance, appelée par la police, était arrivée. Les policiers se retirèrent, emportant le corps de Nasira Fadool.
Restés seuls, Yasmin et Malko échangèrent un long regard. La jeune femme se laissa tomber sur le canapé, le visage entre les mains.
— C’est horrible, gémit-elle, je n’arrive pas encore à y croire ! Comme j’ai eu peur ! Je pensais que vous ne reviendriez jamais. Je n’ai pas appelé la police, mais les Jordaniens de l’ambassade voisine l’avaient fait.
— Aucune importance, dit Malko.
— Vous n’avez pas retrouvé celui qui s’est enfui ?
— Si, dit Malko, mais je ne voulais pas le dire devant les policiers. Ils le sauront toujours assez tôt. Vous le connaissiez ?
Yasmin secoua la tête.
— Non. De plus, je l’ai à peine entrevu. Je sais seulement que c’était un étranger, pas un Pakistanais.
— Exact, dit Malko, c’était un Soviétique.
Il lui raconta succinctement ce qui s’était passé. Yasmin écoutait, ahurie, incrédule, crispant nerveusement ses mains l’une contre l’autre.
— Je ne comprends pas ! gémit-elle. Comment Nasira a-t-elle pu vouloir me tuer, moi, son amie, sa…
Elle s’arrêta, renifla, son regard fuyant celui de Malko.
— Je vous avais communiqué mes soupçons, dit-il seulement. Nasira Fadool travaillait avec le KGB et le Khad, depuis longtemps. Si cela peut vous consoler, elle a également abusé Fred Hall, en devenant sa maîtresse. J’en ai la preuve.
Yasmin releva brusquement la tête.
— Elle ! Mais elle détestait les hommes !
— Elle a dû se forcer, dit Malko. Maintenant j’ai hâte de comprendre. J’ai récupéré ce qu’ils étaient venus chercher. Attendez-moi.
Il sortit, alla jusqu’à la Buick, reprit l’album dans le coffre et le Colt dans la boîte à gants. Il restait encore quatre cartouches. Bien qu’il y ait peu de chances que ses adversaires puissent organiser une contre-attaque en aussi peu de temps, il ne voulait prendre aucun risque. Il posa l’album de cuir marron entre eux et l’ouvrit.
— Voilà, dit-il. C’est dans ces pages que nous devrions trouver le secret de la mort de Bruce Kearland.
Il examina la première page : des photos de Bruce Kearland et de Yasmin devant le Taj Mahal. La jeune femme se troubla.
— C’est vrai, je ne me souvenais plus de ces photos. C’est Bruce qui avait cet album. Il me l’avait laissé, lors de son dernier départ, avec d’autres affaires.
Ils se mirent à feuilleter l’album ensemble. Au fur et à mesure que les pages passaient, la frustration de Malko augmentait. Toutes les photos représentaient Bruce Kearland seul, avec des gens ou Yasmin. En Europe, à Paris, en Inde, au Pakistan, dans l’intérieur de l’Afghanistan. Yasmin se troubla quand ils passèrent une série d’elle, nue, étendue dans la pénombre d’une moustiquaire. Visiblement, elle venait de faire l’amour, et portait encore ses bas noirs et ses escarpins. Malko se faisait l’effet d’un voyeur.
La seule série où Yasmin n’apparaissait pas avait été prise en Afghanistan. On y voyait Bruce Kearland, méconnaissable, avec un turban et des cartouchières, à côté de farouches guerriers pachtous, toutes armes dehors. Ou bien posant près des débris d’un hélicoptère russe… ou encore à dos de mulet avec des mudjahidins souriants… Ensuite, on revenait à Peshawar. Il y avait même une photo avec le gouverneur et Yasmin.
Malko referma l’album, déçu et perplexe. Les Soviétiques n’étaient quand même pas fous ! Ils n’avaient pas pris des risques insensés pour récupérer quelque chose qui ne servait à rien. Malko regretta de ne pas avoir eu le temps de fouiller les poches du mort de la voiture.
Il leva les yeux vers Yasmin.
— On ne vous a rien pris d’autre ?
— Non, je ne crois pas.
C’était incompréhensible. Malko reprit l’album par le début, page par page, le regardant par la tranche, vérifiant qu’il n’y avait pas deux pages collées ensemble, passant un ongle sous les photos afin de s’assurer que rien n’avait été collé dessous. Ils arrivèrent au même résultat. Frustrant. Yasmin bâilla et posa sa tête sur l’épaule de Malko.
— Nous ne pouvons attendre demain matin ? Je n’en peux plus…
Ils gagnèrent la chambre et elle se laissa tomber dans le lit sans même ôter sa robe de chambre. Malko la rejoignit, et glissa l’album sous le lit, son Colt à portée de la main. Trop de morts avaient déjà payé pour ces photos en apparence sans valeur. La dernière étant Nasira Fadool, froidement abattue par son complice, afin qu’elle ne tombe pas vivante entre leurs mains.
Il n’arriva pas à s’endormir. Passant en revue toutes les hypothèses possibles. Il pouvait y avoir des micro-points dissimulés dans cet album. Mais pourquoi Bruce Kearland se serait-il donné tout ce mal ? Il ne cherchait pas à faire sortir l’album du pays, c’était seulement un souvenir de famille. Le fait qu’il l’ait laissé derrière lui à Peshawar prouvait qu’il n’y attachait pas une importance démesurée.
Il lui restait moins de quarante-huit heures pour éclaircir le mystère.
L’employé du laboratoire de l’ambassade US d’Islamabad posa l’album en cuir marron sur le bureau.
— Désolé, Sir, annonça-t-il, nous l’avons examiné sous toutes les coutures, au microscope, aux rayons X, en lumière rasante, en lumière noire, au détecteur électromagnétique même. Il n’y a absolument rien d’anormal. Aucune photo n’a été décollée et recollée. Il ne manque pas de page.
Malko, Fred Hall arrivé de Peshawar ventre à terre, prévu par Islamabad et le chef de station d’Islamabad échangèrent un regard découragé.
— Messieurs, commença Roger Green, en secouant la tête, je ne comprends pas. J’aimerais pourtant avoir une explication ! Je suis convoqué par le responsable de la Sécurité pakistanaise à cause de ce qui s’est passé à l’ambassade soviétique cette nuit. Le numéro de la Buick a été relevé par des Soviétiques qui nous accusent d’avoir assassiné un de leurs conseillers, Vladimir Kopalov.
Malko s’attendait à cela. Il répliqua aussitôt avec sécheresse :
— Je vous donnerai un rapport écrit. C’était un accident et il faudrait leur dire que le conseiller venait de commettre un cambriolage et un meurtre. Un témoin pourra le reconnaître sur photo, en dehors de moi, Yasmin Munir.
Le chef de station eut un geste apaisant.
— Cela n’ira pas jusque-là ! Je pense que les Pakistanais ne tiennent pas à ce que les choses s’enveniment.