— Et ce groupe, là ? demanda Malko.
Il désignait une sorte de photo de famille où Bruce Kearland souriait à côté d’un mudjahid, deux RPG7 passés dans la ceinture, entouré par plusieurs autres combattants agenouillés autour d’eux.
— Ce doit être Si Ahmed, avança Sayed Gui, il paraît être le chef, mais je ne peux pas l’affirmer, je ne l’ai jamais rencontré.
Ils firent ainsi toutes les pages de l’album. Lorsqu’ils arrivèrent à la dernière page, ils n’étaient pas plus avancés !
— Si Ahmed vient à la conférence ? demanda Malko.
— Je pense, dit Sayed. Il avait été blessé et s’est reposé depuis deux mois, mais il paraît qu’il sera là. Vous pourrez lui demander des explications… Mais je le connais, il n’y a aucun mystère dans sa vie.
Ils refermèrent l’album. Malko de plus en plus frustré. Il était persuadé que c’était dans ces photos de combats que se tenait le mystère. Il n’y avait rien du côté Yasmin. Mais en quoi consistait-il ? Il reprit l’album, l’enferma dans un sac de toile grise.
Sayed Gui l’observait pensivement.
— Je suis comme vous, dit-il. Je ne comprends pas. Pourtant cette femme a agi avec des ordres précis. Cet album recèle un secret. Ils vont peut-être chercher à le reprendre. Si vous le voulez bien, je vais vous donner une escorte choisie parmi mes meilleurs hommes.
Malko n’eut pas le cœur de refuser. S’il avait écouté l’intuition de Sayed Gui, ils n’en seraient pas là. Le chef du Renseignement donna un ordre et Rassoul sortit en même temps que Malko. Lorsque ce dernier quitta l’Alliance Islamique, la Mitsubishi suivait, avec Rassoul et cinq mudjahidins. C’était un délice de rouler dans la Mercedes climatisée de Budget, enfin à l’abri de la chaleur et de la poussière. Ils allèrent au bazar où Malko négocia pour cent cinquante roupies, un album semblable au sien. Ensuite, il prit la direction de Hospital Road afin de mettre en place un ultime piège.
Une fois de plus, Malko tentait le diable, jouant à la « chèvre ». Le véritable album de photos se trouvait en sûreté dans le coffre-fort de Fred Hall, mais Malko était rentré à l’Intercon, tenant ostensiblement sous le bras celui acheté au bazar dont toutes les pages étaient désespérément vierges. Il l’avait enfermé dans sa valise afin de donner le change.
Il n’y avait plus qu’à attendre. Quoi ? Il n’en savait rien. Tous les éléments du puzzle étaient en sa possession, sauf le principal. Les Soviétiques avaient monté une opération pour se débarrasser des chefs de la Résistance réunis à Peshawar. Ceux qui avaient été assassinés, y compris Bruce Kearland, représentaient un obstacle à ce plan. Il y avait dans l’album récupéré par Malko un autre élément dangereux. À son insu, Malko était en possession d’une information qui pouvait faire échouer le plan soviétique. Quelque chose d’une importance vitale pour qu’ils n’aient pas hésité à griller plusieurs agents : Nasira, l’agent du KGB d’Islamabad.
C’était ce qu’on appelle dans le monde du Renseignement un cas non-conforme.
On le résolvait ou on annulait l’opération.
Après les efforts qu’ils avaient déployés, il y avait des chances pour que les Soviétiques tentent plutôt de le résoudre. En s’attaquant à Malko.
Chapitre XX
Malko sauta de son lit, la gorge nouée par l’anxiété. Un brillant soleil inondait sa chambre. Il ouvrit la fenêtre et une bouffée d’air brûlant lui sauta au visage. Il allait faire un bon petit cinquante degrés, pour changer. Peut-être soixante là où se tenait la réunion de tous les chefs de la Résistance, dans la grande plaine coincée entre Peshawar et les montagnes de la Khyber Pass. Vingt-quatre heures étaient écoulées, depuis son retour d’Islamabad et rien n’avait bougé. Comme si ses adversaires avaient fait l’impasse sur le « cas non-conforme » qu’il représentait. C’était troublant cette légèreté de la part d’un grand Service comme le KGB.
Un coup léger fut frappé à sa porte. C’était Yasmin drapée dans un pudique sari, un voile sur la tête.
— Est-ce que je peux vous accompagner ? demanda-t-elle timidement. Avec une réserve démentie par l’éclat de ses yeux noirs.
— Bien sûr, dit Malko, vous me servirez d’interprète. Mon dari est nettement insuffisant.
En dépit de son apparente décontraction, il était tendu, sur les nerfs, la gorge nouée par l’anxiété. Qu’allait-il se passer ? Sa Mercedes Budget avec un chauffeur et deux gardes du corps fournis par l’Alliance des Mudjahidins attendaient en face de l’hôtel. Il restait une dernière chance, se dit Malko : que Si Ahmed, le chef des Combattants du Lowgar, puisse donner une explication aux photos de l’album. Sayed Gui avait promis de le contacter dès son arrivée afin de pouvoir le rencontrer avant la réunion. Peshawar était encore plus animé que d’habitude et ils mirent vingt minutes à apercevoir le vieux drapeau délavé, symbole de la Résistance afghane.
Sayed Gui les attendait dans le poste de garde.
— Si Ahmed va venir, annonça-t-il. Je l’ai fait prévenir que vous désiriez le voir d’urgence.
En attendant, ils s’accroupirent tous dans le poste de garde décoré de vieilles photos du roi Zahed Khan, devant le sempiternel thé trop sucré. Les mudjahidins venaient tous jeter un œil concupiscent à Yasmin, drapée dans ses voiles, pudique comme une nonne. Mais la vue d’une femme les rendait fous…
Ils en étaient à la troisième tasse de thé quand un barbu aux traits tirés, harnaché de cartouchières, pistolet dans la ceinture et Kalachnikov à l’épaule passa la tête et interpella Sayed Gui. Ce dernier, après une courte discussion, se tourna vers Malko.
— C’est un des hommes de Si Ahmed. Il dit que son chef a été très fatigué par le voyage, qu’ils n’ont pas dormi beaucoup à cause des hélicoptères soviétiques et qu’il se repose encore. Il propose que nous le rencontrions sur les lieux de la réunion, dans l’après-midi.
— Bien, dit Malko, un peu déçu.
Il n’avait pas le choix… Il avait pensé emmener Si Ahmed chez Fred Hall, l’Américain souhaitant rencontrer le chef de la Résistance, mais, avec ce contretemps, il était obligé de passer au consulat US récupérer l’album de photos. Il l’expliqua à Sayed Gui, qui mit aussitôt à sa disposition une escorte d’une dizaine de mudjahidins triés sur le volet, avec un minibus dans un état de délabrement inouï.
Il y eut un moment de légère tension quand les soldats pakistanais de garde devant le consulat américain virent débarquer la horde sauvage de Malko… Yasmin, qui parlait urdu, détendit l’atmosphère et tous s’accroupirent à l’ombre, comparant les mérites de leurs armes respectives.
Fred Hall était en train de se ronger les ongles. Il sursauta quand Malko entra dans son bureau :
— Vous avez du nouveau ?
— Hélas, non.
Il le mit au courant du changement de programme. L’Américain eut un profond soupir.
— Que Dieu nous protège s’il arrive quelque chose à ces types ! C’est le seul levier que nous avons contre les Soviétiques dans la négociation de Genève. Quand je pense que nous travaillons là-dessus depuis des semaines sans rien sortir…
Si, des morts. Le pluriel de majesté était amusant.
— Je ne vois pas ce qui peut se passer, répliqua Malko. Peut-être que ce que Si Ahmed va nous révéler quelque chose. Je vais le voir en vous quittant.
Fred Hall s’accroupit devant son coffre pour en sortir le précieux album, conservant la photocopie.