— Bonne chance, dit-il, mais je n’y crois plus. Nous nous sommes fait baiser dans cette histoire.
Tout de suite à la sortie de Peshawar, ils avaient tourné à droite le long d’un chemin défoncé longeant un canal d’irrigation qui enserrait le grand camp de réfugiés de Nasr. Une vraie montagne russe. Le minibus souffrait de tous ses ressorts et l’estomac de Malko faisait du yo-yo.
À perte de vue sur leur gauche s’étendait une plaine ocre et plate avec les petites excroissances des cahutes des réfugiés ou des tentes. Beaucoup prenaient de l’eau dans la rivière, ou y péchaient. Le paysage était grandiose avec la ligne violette des montagnes à une vingtaine de kilomètres bouchant tout l’horizon et cette immensité balayée par un vent brûlant. Automatiquement les mudjahidins avaient enroulé un pan de leur turban sur leurs visages et ressemblaient à des fantômes. Ils passèrent devant un camp de l’armée pakistanaise censé les contrôler. Les soldats ne levèrent même pas un œil.
Enfin, au bout de dix kilomètres, ils aperçurent un petit pont sur le canal, gardé par une horde de mudjahidins qui leur barra la route. Le chef d’escorte de Sayed Gui descendit et alla parlementer tandis que Malko et Yasmin cuisaient dans la voiture. Cela dura dix minutes tandis que les mudjahidins méfiants, criblaient de questions les hommes de Sayed Gui. Ils vinrent regarder Malko et Yasmin sous le nez et se décidèrent enfin à les laisser passer.
Cinq cents mètres plus loin, nouveau barrage. Des Intégristes du Hesbi Islami, pas particulièrement coopérants et horrifiés de voir une femme, même voilée, parmi les combattants. Il fallut faire claquer quelques culasses de Kalachnikovs pour qu’ils s’écartent enfin. Le minibus roulait maintenant sur une piste courant transversalement à travers la plaine, au milieu des tentes et des constructions en terre séchée des réfugiés. Cela montait et descendait, suivait le lit d’une rivière à sec, progressant vers le lieu choisi pour la conférence des Chefs.
Encore un barrage ! Cette fois, il fallut que Malko et Yasmin descendent de la Mercedes. Plus on s’approchait, plus les mudjahidins devenaient nerveux.
Au sixième barrage, la tente verte ressemblant à un chapiteau de cirque qui allait abriter la conférence fut en vue, gardée par un cordon épais de mudjahidins de toutes les tendances, qui se regardaient en chiens de faïence. Certaines des factions se tiraient dessus sur le terrain, aussi c’était une gageure de les avoir réunis. Une oriflamme surmontait la grande tente avec une inscription noire : offerte par l’Arabie Saoudite. Les abords pullulaient d’hommes en armes nerveux, dépaysés, qui vous arrêtaient sous le moindre prétexte pour des vérifications aussi minutieuses que farfelues, la plupart étant totalement analphabètes.
Il était interdit d’aller plus loin en voiture. On les mena à une table en plein air qui délivrait des badges, des morceaux de papier manuscrits avec le cachet violet de l’Organisation que l’on accrochait à son vêtement. Sayed Gui était là, parmi d’autres responsables et tout se passa bien. Malko commençait à être rassuré par ce luxe de précautions. Après tout, les Soviétiques n’étaient pas des surhommes et pour une fois, les mudjahidins semblaient s’être donné du mal pour organiser une sécurité qui tienne debout…
Escorté du boitillant Sayed Gui, Malko, le précieux album sous le bras, s’approcha de la tente. Le sol disparaissait sous de superbes tapis de toutes les couleurs, et des coussins étaient disposés le long de parois de toile. Plusieurs délégations étaient déjà arrivées. Dès qu’un chef débarquait, il était présenté aux autres par les organisateurs, son escorte se mettait à l’écart dans un coin de la tente et il gagnait le fond où les plus beaux tapis délimitaient une sorte de club privé. Des mudjahidins mués en maître d’hôtel servaient du thé et des biscuits. Malko compta déjà cinq responsables. La conférence devait commencer dans une heure.
— Si Ahmed est arrivé ? demanda-t-il.
— Il paraît que non, dit Sayed Gui, mais les chefs n’entrent pas par ici. Ils font le tour. Venez, je vais vous montrer.
Il l’entraîna hors de la tente. Ils en firent le tour, découvrant une sorte de chenal en plein désert, balisé de mudjahidins et aboutissant dans un parking où les chefs venus par Jamrud Road abandonnaient leurs véhicules.
Ainsi, ils évitaient la foule des participants. Malko regarda autour de lui. Pas une tente. Aucun endroit où puisse s’embusquer un tireur. Rassurant. Ils revinrent vers la grande tente verte. Soudain, un mudjahid émacié se précipita vers Sayed Gui et l’étreignit, l’embrassant comme du bon pain.
— C’est un de mes anciens hommes ! expliqua l’Afghan. Justement, il combat maintenant dans le Lowgar.
Le mudjahid prit la main de Malko dans les deux siennes et s’inclina, puis se tourna vers Yasmin et posa la main sur son cœur. On ne serrait pas la main d’une femme. Sayed Gui avait déjà été happé par un groupe où on discutait avec animation. Des serveurs passèrent près d’eux, portant d’immenses plats fumants avec des montagnes de riz et de kebab.
Intimidé, le mudjahid était resté avec Malko et Yasmin. Malko demanda à la jeune femme de le questionner sur ses activités. Il ne fallait laisser passer aucune chance. Flatté, l’Afghan se mit à cracher comme un moulin à paroles, tout fier de pouvoir raconter ses histoires.
— Il combat dans le Lowgar depuis un mois seulement, dit-elle. Il est venu avec Si Ahmed.
— Le voyage a été dur ? demanda Malko.
Yasmin traduisit. Le mudjahid lança une longue réponse.
— Oui, dit-elle, ils avaient peu à manger, il faisait très chaud et ils ont beaucoup marché. En plus, ils avaient emporté beaucoup de munitions au cas où ils seraient attaqués.
— Ils n’ont pas été attaqués par les Russes ou l’armée afghane ?
Le sourire du mudjahid répondit avant ses paroles.
— Non, dit-elle, Allah les a protégés. Ils n’ont pas vu un seul hélicoptère.
Le combattant continua à parler, mais Malko n’écoutait plus. Un déclic venait de se faire dans sa tête. L’envoyé de Si Ahmed avait au contraire déclaré à Sayed Gui qu’ils avaient subi plusieurs attaques d’hélicoptères, qu’ils avaient été obligés de marcher la nuit et de se cacher le jour. Il se tourna vers Yasmin.
— Demandez-lui encore si vraiment ils n’ont pas eu à combattre pendant le voyage.
Elle répéta sa question et l’autre lâcha une phrase avec un grand sourire.
— Il n’a pas tiré un coup de feu en une semaine ! C’est un vrai miracle, il a entendu dire que tous les autres convois ont été attaqués.
Malko quitta brusquement Yasmin, à la recherche de Sayed Gui. Quelque chose ne collait plus. Il récupéra l’Afghan à l’entrée de la grande tente verte. Avec une idée folle.
— Depuis combien de temps Si Ahmed combat-il ? demanda-t-il.
Sayed Gui le regarda avec surprise :
— Je ne sais pas. Trois ans.
— Est-ce qu’il aurait pu se rallier aux Soviétiques ?
Le chef de l’Alliance Islamique le regarda stupéfait :
— Si Ahmed ! Mais c’est impossible. Ils ont détruit son village, sa maison, tué sa famille, sa femme, deux de ses filles. Il mènera la Djihad jusqu’à la dernière goutte de son sang. Bien sûr, c’est un petit chef, parce qu’il vit dans une région très sauvage, presque sans communication avec les autres. Il a pris presque toutes ses armes aux russes.
» Pourquoi me posez-vous cette question ?
Malko lui relata la différence entre les deux récits, et conclut :
— On dirait que les Russes ont facilité le voyage de Si Ahmed. Comme s’ils avaient voulu qu’il arrive sain et sauf à Peshawar. C’est ce qui me trouble. En plus, celui qu’il nous a envoyé a menti. Pourquoi ?