Ils furent bousculés par un groupe d’hommes armés. Un nouveau chef venait d’arriver. Sayed Gui prit Malko par le bras.
— Venez ! Nous allons au-devant de lui. Je ne veux pas que vous ayez des doutes pareils ! (Il regarda le ciel.) J’espère que les « shuravis » ne vont pas venir nous bombarder…
Malko contempla le ciel bleu. C’était une hypothèse qu’il n’avait pas envisagée, mais les Soviétiques n’oseraient pas, ce serait un casus belli certain avec le Pakistan.
En passant devant la grande tente verte, il vit que le groupe des chefs avait encore augmenté. Ils étaient presque tous arrivés. Assis très droit sur leurs beaux tapis, un peu mal à l’aise se guignant du coin de l’œil. À l’autre bout de la tente, c’était la cacophonie. Tous les gardes s’interpellaient, criaient, et commençaient à bâfrer avec leurs doigts de pleines poignées de riz. Ce n’était pourtant pas le Pepsi Cola qui les saoulait…
Derrière la tente, le vent brûlant agressa Malko. Sayed Gui tendit le bras vers un petit groupe qui venait de descendre d’une vieille Austin.
— Je crois que le voilà. Il ne manque plus que lui.
Le parking se trouvait à deux cents mètres environ.
Malko observa le petit groupe qui se dirigeait vers eux, semblable à tous les autres. Un homme marchait au milieu, barbu, des lunettes, un gros attaché-case à la main, escorté par la horde habituelle de combattants enturbannés. Le vent rabattait leurs longs vêtements contre leurs jambes, les faisant ressembler à des échassiers. Malko sentit son cœur battre plus vite. Il allait être confronté à sa dernière chance.
— Vous lui demandez un entretien avant qu’il entre dans la tente ? dit-il à Sayed Gui.
Derrière eux, Yasmin, le visage entièrement dissimulé sous son voile, observait la scène.
— Bien sûr, dit l’Afghan.
Ils attendirent. Si Ahmed et ses hommes se rapprochaient. Malko n’avait d’yeux que pour l’homme qui s’avançait vers lui. Des cheveux gris, un visage allongé, une mâchoire un peu chevaline. Le turban, descendu très bas sur le front, empêchait de voir l’implantation de ses cheveux. Sayed Gui s’approcha du nouvel arrivant.
Malko l’examinait avec attention. L’homme que Sayed Gui était en train d’embrasser, n’était pas celui qui se trouvait sur la photo avec Bruce Kearland. Soudainement, tout devint clair dans son esprit.
Chapitre XXI
Sayed Gui et Si Ahmed échangèrent longuement des embrassades sous l’œil farouche des gardes de corps. Il y eut un bref conciliabule entre les deux hommes et Sayed Gui revint vers Malko, tandis que le petit groupe les dépassait.
— Si Ahmed préfère vous parler tout à l’heure, annonça-t-il. Il est déjà en retard et ne veut pas retarder la conférence. Il vous donne rendez-vous pour partager son repas.
Malko était livide de rage et de tension.
— Cet homme n’est pas Si Ahmed, dit-il.
Sayed lui jeta un regard inquiet.
— Comment, mais…
— Vous l’avez déjà rencontré ?
— Non.
— Regardez la photo de l’album ! L’homme qui se tient à côté de Bruce Kearland est Si Ahmed, j’en suis sûr. Celui-ci est un imposteur, envoyé par les Russes. Sûrement avec de mauvaises intentions.
» Voilà pourquoi les Soviétiques ont tué Bruce Kearland et les autres : ils pouvaient le reconnaître !
Malko ouvrit l’album à la page où se trouvait la photo de l’Américain avec Si Ahmed. Les deux hommes se penchèrent dessus. L’homme pris à côté de Bruce Kearland était plus corpulent, avait un visage plus rond. Sur une photo où il était nu-tête, on distinguait une impressionnante tignasse… Sayed Gui échangea un regard avec Malko. Ce dernier sentait que l’Afghan n’était pas entièrement convaincu. Il eut une idée.
— Arrêtez-le, fit-il, ne le laissez pas entrer dans la tente ! Faites-lui montrer ses cheveux !
Sayed Gui releva la tête. Si Ahmed et ses hommes s’étaient arrêtés au poste de contrôle, où chaque visiteur était tâté des pieds à la tête, afin de voir s’il ne dissimulait pas d’explosif sur lui. Sauf les chefs, bien entendu. Un peu plus loin, des hommes de Sayed Gui, prosternés vers la Mecque, faisaient leur prière.
L’Afghan les héla, criant des ordres et ils se relevèrent en hâte, se déployant entre le poste de contrôle et la grande tente verte, ils barrèrent la route au groupe de Si Ahmed. Celui-ci s’arrêta, surpris. Sayed Gui boitilla aussi vite qu’il le pouvait avec sa jambe raide, et s’adressa à lui d’un ton presque suppliant. Nettement mal à l’aise. Malko observait les réactions de Si Ahmed.
Il surprit une lueur dangereuse dans ses yeux et comprit qu’il risquait de perdre à la dernière seconde. D’un bond, il se rapprocha des deux hommes et, d’un revers de main, fit sauter le turban du faux Si Ahmed.
Un front bombé et totalement chauve apparut. Sayed Gui en resta médusé. Une expression de rage incroyable tordit les traits de l’imposteur. Il jeta une injure à Malko, repoussa Sayed Gui d’une bourrade et voulut franchir le barrage de ses hommes. Mais ceux-ci ne connaissaient que leur chef. Les Kalachnikovs s’abaissèrent, le doigt sur la détente. Malko sortit son Colt et le braqua sur l’imposteur. Pendant quelques secondes, personne ne bougea. Puis, les hommes du contrôle s’aperçurent de l’incident. Ils s’avancèrent aussitôt, pour séparer les antagonistes.
Le soi-disant Si Ahmed ramassa son turban, le remit sur sa tête, sembla hésiter. Puis, brusquement, il fit demi-tour, comme pour s’en aller et rappela ses hommes. Le petit groupe s’éloigna vers le parking des chefs. Rassurés, les hommes de Sayed Gui et ceux du contrôle baissèrent leurs armes. Au même moment, les autres se retournaient et ouvrirent le feu. La violente fusillade fut très brève. Malko avait plongé à terre, poussant Sayed Gui. Yasmin, qui se trouvait à l’écart, n’était pas dans la trajectoire des projectiles.
Les coups de feu avaient déclenché une pagaille monstre autour de la grande tente verte. Des gens armés couraient dans toutes les directions, ne sachant ce qui se passait. Si Ahmed fit demi-tour et s’avança.
Il bondit, son attaché-case à la main, vers la grande tente verte, couvert par ses hommes. Malko et Sayed Gui se relevèrent. Des mudjahidins accouraient. Malko leva son Colt.
— Darish[31], cria-t-il.
Sayed Gui, P. 38 en main, jeta aussi un ordre, puis se retourna, ameutant les gens de la Sécurité. En quelques secondes, deux groupes armés se firent face. Le visage du soi-disant Si Ahmed était blanc. Il semblait hésiter. Ses hommes attendaient ses ordres.
La tension se prolongea presque une minute, puis brusquement l’imposteur pivota sur lui-même et s’éloigna à grands pas, escorté de ses hommes ! Cette fois, les armes ne se baissèrent pas. Les hommes de Sayed râlaient encore à terre.
— Empêchez-le de s’enfuir, cria Malko. Il faut le prendre vivant.
Sayed Gui répercuta l’ordre en dari. Des mudjahidins s’élancèrent à travers le désert pour couper la route du parking au groupe qui s’enfuyait.
Tout à coup, une formidable déflagration secoua la plaine et une boule de feu rouge apparut à l’endroit où se trouvait celui qui s’était fait passer pour Si Ahmed.
Un souffle brûlant balaya Malko, Sayed Gui, Yasmin et tous ceux qui étaient debout dans un rayon de trois cents mètres. Une des parois de la grande tente verte se déchira avec un claquement de tonnerre sur toute sa longueur. Malko roula à terre, son arme et sa chemise arrachées par l’explosion. Quand il rouvrit les yeux, il vit un énorme nuage de poussière jaunâtre grimpant vers le ciel. L’imposteur s’était volatilisé avec ses hommes. À sa place, il y avait une légère excavation dans le désert… Malko se releva, étourdi. Des mudjahidins criaient et se démenaient autour de lui. Il aperçut Yasmin, du sang sur le visage, à quatre pattes dans la poussière, des gens armés qui couraient dans toutes les directions. Le désordre était à son comble. Sayed Gui s’était relevé, soutenu par ses hommes, ayant perdu ses lunettes. Il murmura :