— Vous aviez raison ! Il voulait tout faire sauter.
Un des organisateurs s’approcha et Sayed Gui expliqua ce qui s’était passé. Malko se dirigeant vers l’endroit où avait disparu le faux Si Ahmed buta sur quelque chose en travers du chemin et faillit vomir.
Une jambe humaine encore revêtue du charouar bleu du faux Si Ahmed avec la sandale, arrachée à l’aine… Des débris sanglants jonchaient le désert, tout autour du lieu de l’explosion. Maintenant, un triple cordon de mudjahidins entourait la tente où se trouvaient les Chefs de la Résistance. Bien que tout danger soit passé.
Malko s’occupa de Yasmin, elle n’était que légèrement égratignée. La tête lui tournait, mais il se sentait malgré tout profondément heureux. Une fois de plus la chance avait été de son côté… Si le mudjahid qui avait parlé à Sayed Gui ne lui avait pas mis la puce à l’oreille, il ne se serait peut-être pas autant méfié. Il chercha l’album autour de lui. Il avait disparu !
Peu à peu, il en retrouva les feuilles éparses dispersées et déchiquetées par l’explosion.
On l’entoura, on le félicita en dari, en pachtou, en anglais, en urdu. Puis il sentit le corps tiède de Yasmin s’appuyer contre le sien.
— Venez, dit-elle, je n’en peux plus.
Il n’avait plus rien à faire. Sur l’ordre de Sayed Gui, des mudjahidins passaient le désert au peigne fin, afin de recueillir tous les indices possibles, exhibant triomphalement des morceaux de chair déchiquetée. La séance inaugurale de la conférence était annulée, remise au lendemain. Les Chefs de la Résistance commençaient à repartir, plus sur leurs gardes que jamais. Malko chercha l’homme qui l’avait renseigné, sans le trouver. Dans la voiture, Yasmin se serra contre lui.
— J’ai eu si peur ! murmura-t-elle.
Malko se retourna comme la voiture s’éloignait. Le nuage de fumée jaune qui avait été le seul linceul du faux Si Ahmed retombait doucement. Bientôt, il ne resterait plus trace de l’explosion, à part la déchirure au flanc de la grande tente verte, comme faite avec un poignard géant.
Fred Hall semblait partagé entre la joie et la perplexité.
— Nous avons eu le résultat des analyses, dit-il. Il s’agissait d’un explosif extrêmement puissant fabriqué en Tchécoslovaquie, du simplex avec un allumeur à l’exogène. Déclenché par une minuterie dont nous avons retrouvé les débris. Le faux Si Ahmed avait sûrement l’intention de la mettre en marche, puis de s’absenter sous un prétexte quelconque, en laissant sauter ses petits camarades.
— La minuterie s’est déclenchée pendant qu’il fuyait, remarqua Malko.
L’Américain secoua négativement la tête.
— Non, c’est ça qui est bizarre. Elle n’a pas fonctionné. L’explosion a été provoquée par une commande à distance par ondes courtes, qui doublait la minuterie. Quelqu’un a volontairement provoqué la mort du faux Si Ahmed. Un autre complice destiné à éliminer le dernier témoin de la machination, à son insu, bien entendu. Celui qui portait cet attaché-case piégé n’était sûrement pas assez sophistiqué pour découvrir le double déclenchement.
Malko enregistra. Les questions se pressaient à ses lèvres.
— Qu’est devenu le vrai Si Ahmed ? demanda-t-il.
— Mort, dit Fred Hall. Nous avons pu reconstituer ce qui s’était passé. Il a été blessé au cours d’un engagement et emmené dans un village pour y être soigné. Les Russes l’ont su par un informateur du Khad. Ils ont monté une opération de commando, ont liquidé Si Ahmed et ses hommes pour les remplacer par des gens à eux, des transfuges originaires du Lowgar à qui on a fait la leçon mélangée à quelques vrais mudjahidins qui ne connaissaient pas Si Ahmed de vue. Comme celui à qui vous avez parlé tout à l’heure et qui vous a mis involontairement sur la piste. Ensuite, il n’y avait plus qu’à les faire surgir le moment venu.
— Mais Si Ahmed était connu ? objecta Malko.
— De ses hommes seulement, corrigea Fred Hall. Il n’est jamais retourné dans le Lowgar depuis sa blessure. Ici, nous ne connaissons pas physiquement tous les Chefs de la Résistance. Le KGB et le Khad ont lancé une enquête. Grâce à Nasira Fadool, très introduite à Peshawar, ils ont découvert ceux qui pouvaient identifier l’imposteur et les ont éliminés. Comme Bruce qui, lui aussi, connaissait Si Ahmed. Ensuite, c’était facile.
La bombe contenue dans l’attaché-case aurait tué la plupart des Chefs de la Résistance.
Il se tut. Malko continuait à réfléchir. Brusquement, un voile se déchira.
— Qui connaissait l’existence des photos de l’album, demanda-t-il. À part vous et Bruce ? Je veux dire, au départ, lorsqu’elles ont été prises.
L’Américain chercha dans sa mémoire quelques instants et dit.
— Eh bien, Yasmin, je suppose, puisqu’elle était avec Bruce.
— Eh oui, dit Malko ironiquement, Yasmin…
Fred Hall se figea.
— Quoi ! Yasmin aussi ?
— Yasmin qui était intime avec Nasira, dit Malko, au courant de tout ce que nous faisions. C’est elle qui a dû conduire la voiture du commando à Islamabad, donnant un alibi à Nasira. Une femme voilée ressemble à une autre. Elle savait très bien où se trouvait l’album, mais a laissé le temps à Nasira de venir le récupérer. Évidemment, elle ne savait pas que leur coup échouerait. Maintenant, je comprends son calme étonnant. Elle n’était pas en danger…
» Voilà pourquoi elle a accepté si facilement de devenir ma maîtresse. Et de dîner avec moi, le premier soir. Afin d’apprendre comment Bruce Kearland revenait. Afin que sa complice Nasira puisse l’assassiner…
L’Américain pointa le doigt vers lui.
— Si ce que vous dites est vrai, pourquoi n’a-t-elle pas détruit l’album ?
Malko avait prévu la question.
— Pour deux raisons, je crois, dit-il. D’abord, elle pensait que tout le monde l’avait oublié. Ensuite, ce n’était pas un robot. Je pense qu’elle a été amoureuse de Bruce Kearland et qu’elle tenait à ses souvenirs. Comme n’importe quelle femme.
— Mais comment a-t-elle été retournée ?
— Demandez à Nasira Fadool. Yasmin est une grande sensuelle.
— Bon sang, dit le chef de station, il faut mettre la main sur elle.
— Si j’ai raison, dit Malko, c’est déjà trop tard. Normalement, elle m’attend à l’Intercontinental.
— Allons-y !
Trente secondes, plus tard, la Mercedes climatisée de Budget dévalait Hospital Road. Malko bouscula le portier à la barbe orange et se rua à la réception. D’un seul coup d’œil, il vérifia que la clef de Yasmin était au tableau. Le réceptionniste s’avança aimablement.
— La Lady qui était avec vous est partie faire des courses au bazar, annonça-t-il.
La nuit était tombée depuis longtemps et Yasmin n’avait pas reparu. Malko avait eu beau fouiller les affaires abandonnées dans sa chambre, il n’avait rien trouvé. Meili avait également quitté l’Intercontinental abandonnant ses « études ». Il la retrouverait peut-être un jour quelque part dans le monde. Ou jamais.
Il buvait du thé avec Sayed Gui dans le hall de l’Intercontinental quand Rassoul arriva tout ému. Depuis la disparition de la jeune femme, Sayed Gui avait lâché tous ses informateurs dans Peshawar.
— Nous avons retrouvé la trace de Yasmin, annonça Rassoul, frottant son nez tordu. Elle est partie sur un camion de cartons de thé pour Kabul, en compagnie d’un enfant, il y a quatre heures déjà…