— Tant pis. Je reviendrai vous voir, avant de partir. Si vous apprenez quelque chose, je suis à l’Intercontinental, chambre 312. Je m’appelle Malko Linge.
Sa poignée de main, bien que douce, sembla le repousser. Il se retrouva dans le couloir du Dean’s, frustré et intrigué. Pourquoi cette splendide jeune femme croupissait-elle à Peshawar, en attendant un homme qu’elle ne semblait pas aimer ?
De nouveau, il dut marcher sous le soleil de plomb avant de replonger dans le taxi transformé en étuve.
Espérant être moins déçu par Sayed Gui.
Un vieux drapeau afghan délavé flottait au-dessus d’un complexe de bâtiments jaunâtres ceinturés de galeries extérieures.
Le taxi s’arrêta en face d’une sentinelle assise à l’ombre sur une chaise, une carabine Kalachnikov sur les genoux, en train de lire un journal, rafraîchi par un grand ventilateur sur pied posé à même le trottoir, dont le fil disparaissait sous la porte métallique. Il sursauta en voyant le véhicule et bondit sur ses pieds d’un air farouche. L’apparence étrangère de Malko sembla le rassurer.
Celui-ci aspira une bouffée d’air brûlant et sec, froissé et déjà trempé de sueur par le court trajet.
— Hara Sayed Gul inja[13] ? demanda-t-il.
Les quelques mots de dari, rassurèrent définitivement la sentinelle qui lui ouvrit une porte le menant à un minuscule poste de garde à l’entrée d’une grande cour où traînaient des mudjahidins avec et sans arme. De vieilles photos du roi Daoud décoraient les murs et l’essentiel de l’ameublement consistait en vieilles caisses de munitions. Après quelques palabres incompréhensibles pour Malko, deux mudjahidins, Kalachnikov en bandoulière, l’escortèrent jusqu’au premier étage. Cela ressemblait à une caserne, avec des pièces vides et une molle animation. L’Alliance Islamique s’était installée dans des locaux commerciaux désaffectés divisés en trois corps de bâtiment, avec des garages au rez-de-chaussée.
Il se retrouva dans une cour intérieure de la taille d’un mouchoir, encombrée de guerriers enturbannés, bardés de cartouchières, assis à même le sol. Ils gardaient le Saint des Saints, le bureau de Sayed Gui, directeur du renseignement des mudjahidins. Une porte s’ouvrit sur un barbu au long visage chevalin qui fit signe à Malko de le suivre. Il entra, suivi par les regards envieux de ceux qui continuaient à cuire à petit feu.
La pièce était encombrée de piles de documents, de journaux, de tracts. Dans un coin, une « dactylo » moustachue et enturbannée, tapait comme un sourd sur une machine à écrire qui avait sûrement fait la guerre de 14. Il régnait une chaleur de bête qu’un modeste ventilateur n’arrivait pas à enrayer. Une seconde porte s’ouvrit et Malko reçut une délicieuse bouffée d’air glacé en plein visage.
— Entrez, cher ami, fit une voix en excellent anglais.
Son hôte fit le tour du bureau pour l’accueillir, boitant bas. Les cheveux noirs clairsemés, la chemise ouverte sur le torse épais, un visage mobile, des yeux pétillants d’intelligence, cachés par de grosses lunettes d’écaillé. Contrairement à celles de la plupart des Afghans, ses mains étaient très soignées. Derrière son bureau, une grande carte d’Afghanistan occupait tout un panneau, semée de multiples drapeaux de couleur et de signes cabalistiques. Malko regarda Sayed Gui qui lui adressa un sourire plein de charme.
Celui qu’il avait en face de lui était un des hommes les plus craints des Soviétiques.
La pièce était sombre, avec une fenêtre aux vitres peintes. Dans un coin était assis un géant barbu, avec de longs cheveux noirs, le torse disparaissant sous deux cartouchières, immobile comme une statue.
— C’est Asad, mon garde du corps, présenta Sayed Gui.
Asad se leva, s’inclina devant Malko dans un grand bruit de ferraille et emprisonna sa main droite entre deux paumes moites avant de se rasseoir, réglé comme un automate.
La dactylo barbue entra avec l’inévitable plateau à thé et Malko essaya de laver la poussière qui encombrait son gosier. Le choc de l’arrivée au Pakistan avait de quoi secouer un honnête homme.
Le voyage avait bien commencé dans le 747 d’Air France, Paris-Karachi, sans escale, comme chaque mercredi et chaque jeudi. Malko avait expérimenté, grâce au sens de l’économie de la CIA, la nouvelle classe Le Club en service depuis peu sur tous les longs courriers Air France.
Les sièges étaient confortables avec de larges accoudoirs, des repose-pieds, et l’atmosphère de la cabine, feutrée et intime pour le prix d’un billet bien inférieur à celui de la première classe.
Malko aimait la détente des longs voyages sans escale, cette sensation d’être dans les limbes, entre deux mondes. Hélas, ensuite, l’aéroport de Karachi était un gigantesque chaos, évoquant plus une gare bombardée qu’un aéroport international. Malko avait dû attendre six heures sa correspondance sur Peshawar. La proximité de la Khyber Pass, point d’entrée en Afghanistan, en avait toujours fait un centre commercial important. Les Pachtous, tribu guerrière, à cheval entre le Pakistan et l’Afghanistan y maintenaient une ambiance à la fois traditionaliste et western.
Seul véritable changement depuis le dernier passage de Malko : l’Intercontinental équipé, luxe inouï, d’une piscine ! Il but un peu de thé, trop sucré, et fixa son hôte :
— Alors, dit-il, je crois qu’il y a un problème ennuyeux ?
Sayed Gui répondit d’un geste onctueux, avec un sourire las.
— Il y a beaucoup de problèmes, trop de problèmes ici que nous ne pouvons résoudre.
Il se retourna vers la carte et désigna l’Afghanistan :
— Le principal problème, c’est que mon pays est occupé par les Soviétiques !
Malko enchaîna :
— La réunion de tous les chefs de la Résistance est une bonne initiative de Mr Hall, n’est-ce pas ?
Sayed Gui ôta ses lunettes d’écaillé et se mit à jouer avec, regardant pensivement le mur. Comme pour lui-même, il dit à voix basse, se retournant vers la carte et désignant du doigt au fur et à mesure les régions qu’il mentionnait.
— Ils arrivent des quatre coins de l’Afghanistan. Le commandant Massoud de la vallée du Panchir, Zadih Ullah de Mazar I Sharif, dans le nord, Si Ahmed du Lowgar, Tadj Mohammad du Ghasni, Said Jagrani du Hazaradjat, Djallal Ouddin, du Paktiar.
Il se tut une seconde, essoufflé de son énumération et continua d’une voix grave :
— Tous ceux qui mènent la Djihad[14] contre les Russes, qui ont conquis leur nom à la pointe de leur Kalachnikov. Jamais une telle réunion n’avait encore eu lieu.
— Cela vous semble utile ?
Sayed Gui posa ses lunettes.
— Théoriquement oui, mais j’ai peur. Les Soviétiques sont au courant. Ils vont essayer de les assassiner. Quand ils sont au milieu de leurs troupes, c’est impossible. Ils sont trop protégés. Par contre, ici, à Peshawar…
Malko écoutait, légèrement sceptique.
— Je pense qu’ils vont prendre des précautions, remarqua-t-il. Vous êtes là pour cela.
Sayed Gui secoua la tête.
— Vous avez entendu parler du Khad ? C’est le Service de renseignements afghan. Formé et encadré par le KGB. Il a entièrement infiltré tous les mouvements de résistance, ici à Peshawar. Il ne se passe pas de semaine sans qu’on découvre un espion. Même autour de moi, je sais que des gens travaillent pour eux. Les Russes sont très forts.
— Les forces de sécurité pakistanaises peuvent aussi les protéger ?
Sayed Gui secoua de nouveau la tête, sans dissimuler sa lassitude.