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Consumé de l’intérieur, jour après jour. Bientôt, il ne resterait de lui que des cendres…

Vertoli se répétait souvent qu’il aurait dû dénoncer son propre fils au lieu de le protéger.

De le protéger et de se protéger, d’ailleurs. Car finalement, avait-il gardé le silence pour Nicolas ou pour lui-même ?

De quoi avait-il eu le plus peur ? Voir son fils aller en prison ou être éclaboussé par cette ignominie ?

Être le père d’un assassin, voilà ce qui l’avait effrayé plus que tout.

En cette nuit apocalyptique, il haïssait les Lavessières, il haïssait son fils. Il se haïssait lui-même. Mais impossible de remonter le temps : il était condamné à aller jusqu’au bout, désormais.

Toujours immobile, toujours dos aux deux victimes collatérales de son silence et de sa lâcheté, il retenait des larmes d’impuissance. Mais Vincent l’interpella violemment :

— Pendant toutes ces années, tu savais que ma femme était morte et tu as fait comme si de rien n’était ? Tu m’as parlé, tu… Comment t’as pu, Vertoli ? Espèce de salaud…

— Mon fils n’a pas tué Laure ! riposta l’adjudant. Il était simplement là au mauvais moment…

— Ben voyons ! coupa Hervé. Ton fils est aussi coupable que mon neveu ! Arrête d’en faire un saint… D’ailleurs, si c’était pas le cas, tu ne serais pas là ce soir ! Tu serais bien au chaud dans ta caserne de merde !

— Si ce fils de pute n’avait pas entraîné Nicolas, il n’aurait pas…

— N’insulte jamais les Lavessières ! menaça Hervé. Sinon, tu finis avec ces deux-là dans le ravin… Tu piges ?

— Vous avez trop besoin de moi ! argua Vertoli.

— Ah ouais ? Un clébard, ça se remplace ! Et quand on lui montre sa niche, il va se coucher ! C’est clair ?

Vertoli avait la main sur la crosse de son Beretta, ce qui ne semblait pas impressionner Hervé. Servane et Vincent retenaient leur souffle, espérant soudain une querelle meurtrière entre leurs geôliers. Mais les deux hommes se contentèrent de se dévisager ; deux mâles cherchant à s’intimider, rien de plus.

L’adjudant finit par baisser les yeux en signe de reddition et Hervé retourna à sa place savourer sa victoire.

Servane, le cœur gonflé de rage, revint à la charge.

— Comment vous pouvez nous faire ça, Vertoli ?

— Fermez-la, bon sang !

— Vous n’avez plus d’ordres à me donner ! Je ne reçois pas les ordres d’un pourri !

— Elle me plaît, cette petite ! ricana Hervé.

Il s’avança vers la jeune femme qui cessa immédiatement de vociférer à leur encontre.

Ce type la terrorisait.

Il posa un genou à terre, caressa son visage.

— Finalement, je passerais bien un moment avec toi…

Il portait des gants en cuir noir et Servane eut l’impression que c’était la mort qui effleurait sa peau. Elle resta muette, transie de la tête aux pieds.

— Y a une chose que je voudrais savoir, Lapaz, continua Hervé avec son infâme sourire. Maintenant que tu vas crever, tu peux me le dire… T’as vraiment couché avec elle ?

— Qu’est-ce que ça peut te foutre ? rétorqua Vincent.

— Oui, il a couché avec moi ! répliqua crânement Servane.

Hervé enleva sa main, surpris.

— Parce qu’on s’aime tous les deux ! enchaîna la jeune femme. Et tu peux commettre toutes les saloperies que tu veux, tu ne changeras jamais rien à ça. Tu ne briseras jamais ce qu’il y a entre nous…

— Elle a du tempérament, hein, Vincent ? rigola Hervé. T’as pas dû t’ennuyer ! Dommage que ce soit bientôt fini !

— C’est toi qui es bientôt fini, riposta le guide.

— Non, moi il me reste plein d’années à vivre. Toi, c’est une question de minutes, désormais…

Lavessières, qui semblait prendre un plaisir certain à les torturer, poursuivit son petit jeu cruel.

— Tu veux que je te raconte ? proposa-t-il subitement. Tu dois avoir envie de savoir comment ta femme est morte, non ? Et puis, étant donné que tu n’en as plus pour longtemps, je peux bien t’offrir ce cadeau…

Le cœur de Vincent se comprima atrocement ; si seulement il n’avait pas été attaché !…

— Je m’en souviens comme si c’était hier, attaqua Lavessières. Un matin, Sébastien m’a appelé pour me demander de l’aide. Il n’arrivait pas à joindre son père alors il s’est naturellement tourné vers moi… C’était en mai, il y a cinq ans. Séb était avec le fils de notre cher ami Vertoli, en train de braconner du côté du Vallonet… Ils étaient partis aux aurores, ils voulaient ramener un chamois… ça pullule dans le coin ! Endroit idéal, moment idéal… Pas encore de touristes, deux gardes en vacances, personne dans les parages… Personne à part… ta femme ! Les gamins sont tombés nez à nez avec elle… Manque de bol, non ? Laure a toujours manqué de chance, remarque. La preuve : elle t’a rencontré !

— Pauvre con ! cracha Vincent.

Hervé feignit de ne pas avoir entendu et continua à narrer son histoire d’un ton impassible.

— Elle avait apparemment bivouaqué au refuge et redescendait lorsqu’elle les a surpris en flag. Ils avaient abattu un chamois… Une bête magnifique ! Les gosses ont essayé de discuter avec elle, mais elle n’a rien voulu savoir : aussi bornée que toi… Elle allait les dénoncer, les faire passer devant un juge… comme s’ils avaient commis un crime ! Avec ce putain de Parc, ils risquaient gros, remarque. Ta femme s’est entêtée, Sébastien s’est énervé… Il l’a menacée, elle a eu la trouille, a tenté de s’enfuir… Alors Séb a tiré. C’est un sacré bon tireur, le petit, tu sais… C’est André et moi qui lui avons appris. Bref… Ensuite, ils m’ont appelé et je suis monté avec André et Portal. T’aurais vu ces mômes ! Complètement paniqués… Quand on est arrivés, ils étaient près de ta petite femme. Mais elle n’était pas encore morte, tu sais…

Vincent imagina Laure agonisante, aux mains de ces barbares. Un liquide en fusion s’épancha dans ses veines, une hélice en métal déchiqueta ses entrailles. Il ferma les yeux quelques instants et, lorsqu’il les rouvrit, ils brillaient de mille feux, à la plus grande satisfaction de son bourreau.

Servane serrait éperdument le bras de son ami comme pour lui insuffler le courage de supporter cette épreuve. La dernière avant le grand saut, sans doute.

Portal choisit cet instant pour regagner l’intérieur de la cabane ; il avait fini de cuver sa mauvaise humeur et s’assit sur son banc pour assister au spectacle.

— Elle avait pris une balle dans la cuisse, continua Hervé. Elle se vidait de son sang. Avec André, on s’est demandé ce qu’on pouvait faire ; la laisser crever sur place, c’était dangereux… Quelqu’un aurait pu passer avant qu’elle ne soit morte et elle aurait pu témoigner contre Sébastien… Là, avec ce qui venait de se produire, les deux gamins en auraient pris pour longtemps… Très longtemps.

Vincent tentait désespérément de dénouer la corde qui liait ses poignets. Parce qu’il avait besoin de ses mains pour tuer cet homme. L’étrangler, lui fracasser le crâne par terre, lui arracher les yeux, le cœur et les tripes.

Pour le massacrer.

Parce qu’il n’y avait plus que cela qui comptait.

— Tu veux connaître la suite ? proposa Hervé en grillant une nouvelle clope.

— Je veux te faire la peau !

— Désolé, mais ça tu peux pas… Si ça t’intéresse, je te raconte la suite !… Quand elle nous a vus arriver, Laure était déjà mal en point. Elle avait perdu beaucoup de sang et elle était morte de peur ! Les gosses n’avaient pas eu le courage de l’achever mais elle savait que nous, on ne lui ferait pas de cadeau… Un beau brin de fille, cette Laure ! On avait toujours regretté qu’elle ait choisi le mauvais camp, qu’elle soit tombée amoureuse d’un connard comme toi ! En tout cas, ce matin-là, elle nous a suppliés… Si tu l’avais vue ! Elle s’est traînée à plat ventre devant nous…