Vincent se mit à pleurer à chaudes larmes.
— Voilà qu’il chiale maintenant ! se désola Lavessières. Un vrai mec, ça pleure pas ! Remarque, t’as toujours chialé pour les gonzesses… Parce que ton père t’a filé trop de mandales quand t’étais petit ! Ça t’a déréglé le cerveau, sans doute…
— Arrêtez ! implora Servane.
— Pourquoi ? Je fais que lui raconter les derniers instants de la femme de sa vie ! Il avait envie de tout savoir ? Eh bien maintenant, il va tout savoir… Je disais donc que Laure nous a suppliés. C’était très émouvant… Déchirant, même ! Ça donnait envie de la réconforter… Elle t’appelait au secours, mais t’étais pas là. Normal, tu te baladais je ne sais où, comme d’habitude ! Bref, André et moi, on est tombés d’accord et on a voulu abréger ses souffrances… C’est moi qui devais faire le sale boulot. Une balle en pleine tête… Mais elle est partie toute seule, juste à ce moment-là… Alors, on a eu l’idée de faire croire qu’elle t’avait plaqué et on a déménagé ses affaires. Après, on a lancé une rumeur comme quoi elle s’était tirée avec un touriste… Le tour était joué. Même toi tu t’es douté de rien ! Le crime parfait… Sauf que cet enfoiré de Mansoni traînait dans le coin, lui aussi…
— Où est-elle ? s’écria Vincent d’une voix brisée.
— Tu veux dire son cadavre ? On l’a fait disparaître.
— Où ? hurla le guide.
— Calme-toi, mon vieux ! Je comprends que tu sois bouleversé mais… Personne pourra jamais la retrouver, je te le garantis.
— Où vous l’avez enterrée ? sanglota Vincent.
— Enterrée ? Tu rigoles, c’est trop risqué ! On finit toujours par retrouver un corps enterré… On est allés voir Guintoli…
Vincent écarquilla les yeux ; il n’arrivait plus à respirer. Quant à Servane, elle tenta de se souvenir qui était ce Guintoli… Le tumulte qui régnait dans son cerveau ralentissait ses neurones. Et lorsqu’elle se rappela enfin, elle oublia de respirer à son tour.
Guintoli, le boucher du village.
Ils ne l’avaient tout de même pas… découpée en morceaux ?
Mais Hervé ne les fit pas languir plus longtemps :
— Il élevait lui-même ses porcs, à l’époque…
Il termina sa phrase par un sourire encore plus abject que les précédents.
— Finalement, je suis pas certain qu’elle était vraiment morte quand on l’a jetée en pâture à ces affamés !
— Ça suffit ! s’interposa l’adjudant. T’es vraiment dégueulasse !
— Hé, tu vas pas t’y mettre, toi aussi ! répondit Hervé en rigolant. Fallait bien qu’on se débarrasse d’elle, non ?
Portal se mit à rire de concert avec son ami, pour masquer son malaise grandissant. Cet épisode hantait ses rêves depuis cinq ans. Cinq longues années d’un même cauchemar qui revenait le persécuter à intervalles réguliers. L’image de cette femme ; du corps de cette femme…
— Dommage que Guintoli élève plus ses porcs lui-même ! soupira Lavessières. On aurait eu de quoi leur filer à bouffer, ce soir ! Et puis tu vois, Lapaz, je n’aurais pas pris la peine de t’achever avant de te jeter dans l’enclos… Ne serait-ce que pour te faire payer la jolie cicatrice que tu m’as laissée sur le nez !
Mais Vincent ne l’entendait plus. Il pleurait, le front posé sur les genoux. Imaginant Laure dévorée vivante par ces monstres.
— Au fait : pour les porcs, je déconne ! lança soudain Hervé.
Le guide releva la tête ; au milieu de ses larmes, il devina le visage de l’ennemi.
— Mais n’empêche que c’est bien Guintoli qui nous a filé un coup de main… Manipuler la viande froide, c’est sa spécialité après tout !
Le crâne de Vincent heurta le mur violemment. Il aurait voulu s’exploser la tête pour ne plus entendre. Pour ne plus mettre d’images sur ces abominables paroles.
— Vous êtes ignoble ! murmura Servane en caressant les cheveux de son ami. Vous serez tous jugés un jour pour vos actes ! Et si ce n’est pas par la justice des hommes, ce sera par celle de Dieu !
Portal se ratatina sur son banc. La justice de Dieu. Le jugement dernier…
Il se souvenait d’images terrifiantes. Humains ébouillantés dans les marmites infernales.
— La justice de Dieu ? répéta Hervé. Mais de quoi tu parles, chérie ?
— Quand vous serez face à lui, vous saurez !
Il la regarda fixement.
— Toi, tu seras bientôt face à lui, répondit-il. Alors, prépare-toi.
Vincent pleurait toujours et Servane le serra dans ses bras. Vertoli s’était à nouveau figé près de la porte, mains dans le dos, visage défait.
Un lourd silence s’empara du groupe.
Même Hervé avait cessé d’injecter son poison. Cette confession à l’ennemi l’avait étonnamment soulagé. Pourtant, il ne regrettait rien. Il avait agi comme il le fallait, avait protégé ce qui devait l’être ; les liens du sang exigent certains sacrifices. Et il était prêt à continuer cette nuit. Tuer Lapaz ne lui ferait pas grand-chose, sinon lui procurer un plaisir bref mais intense. Hervé avait toujours eu la haine facile, l’amour difficile. Pour Lapaz, ça remontait à leur enfance. Leurs pères se détestaient déjà, on aurait dit que c’était génétique.
Mais la haine, la vraie, était venue lorsque Laure l’avait quitté pour se retrouver quelques semaines plus tard dans les bras de Vincent. Dans le lit de Vincent.
Et même si ce n’était pas à cause de lui qu’elle avait mis un terme à leur brève aventure, Hervé n’avait pas digéré l’offense, suprême.
Lapaz était alors devenu un nuisible à éliminer du biotope, rien d’autre.
En revanche, supprimer la petite Servane serait plus déplaisant. Une tâche nécessaire, mais pénible. Comme pour Laure.
Le silence pesa longtemps sur leurs têtes. Seuls les pleurs de Vincent résonnaient contre le cœur de Servane. Et ce contact finit enfin par le calmer. Il respirait moins vite, reprenait pied.
Sauver Servane.
Il avait presque oublié sa mission, l’instant d’avant.
Il ne la laisserait pas mourir. Comme il avait abandonné Laure.
Il chuchota quelques mots à peine audibles à l’oreille de la jeune femme qui le considéra d’abord avec effarement. Pourtant, elle décida de lui obéir, sans chercher à comprendre.
Elle s’écarta légèrement de lui, tomba à genoux et joignit les mains.
— Notre Père qui êtes aux cieux…
Vertoli fit volte-face, médusé par cette apparition.
— Que votre nom soit sanctifié…
— Ta gueule ! brailla soudain Portal.
— Que votre règne arrive…
— On t’a dit de la fermer ! menaça Hervé. Tu veux vraiment que je m’occupe de toi ?
— Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel…
— Putain ! C’est pas vrai ! gueula Portal en se levant. Vas pas la fermer ?
Les flammes de l’enfer léchaient déjà ses orteils, il commença à suffoquer.
Servane persista, malgré la crainte des représailles.
— Seigneur, accueillez Vincent près de vous parce que c’est un homme juste, acceptez son repentir et soulagez ses souffrances… Dans votre immense bonté, accordez-lui votre pardon pour toutes les fautes qu’il a commises…