— Vous ne pouvez pas faire ça ! s’indigna l’adjudant. Je vous interdis de toucher Servane !
Lavessières le bouscula d’un simple regard.
— T’es pas en mesure de nous interdire quoi que ce soit. Et si t’as pas de couilles, t’as qu’à attendre dehors.
Il tira le verrou de la remise, tenta d’ouvrir. Mais quelque chose l’empêchait de pousser la porte. Il s’acharna dessus pendant près d’une minute puis se tourna vers Portal.
— Défonce-moi cette saleté de porte !
Le colosse prit son élan et donna un violent coup d’épaule. La porte céda et, entraîné par son propre poids, Portal atterrit lourdement contre les deux caisses en bois. Hervé et Vertoli entrèrent juste derrière lui et comprirent en un quart de seconde que les prisonniers s’étaient fait la belle.
— Bordel de merde ! rugit Lavessières.
Portal se releva doucement, légèrement groggy par son entrée fracassante et les trois hommes récupérèrent leurs affaires avant de se précipiter à l’extérieur.
Servane avait de plus en plus de mal à respirer, Vincent l’encouragea.
— Allez, viens !
Il continua à la tirer par la main, comme il le faisait depuis une demi-heure. Depuis qu’ils s’étaient échappés de la cabane de Congerman.
— J’en peux plus, murmura-t-elle.
Elle trébucha sur une pierre, s’affala sur le sentier. C’était la troisième fois depuis leur évasion. Vincent l’aida à se relever et elle éclata en sanglots.
— Je peux plus marcher, Vincent ! gémit-elle. Je… Je peux plus respirer !
— Calme-toi ! Faut qu’on avance, qu’on s’éloigne d’eux au maximum…
Mais elle était exténuée. Une demi-heure à courir dans la nuit, dans cette forêt humide, avec la peur au ventre. Sur cette pente difficile. Elle se laissa retomber à genoux et Vincent s’accroupit à côté d’elle. Il la prit par les épaules, elle secoua la tête. Comme pour dire non.
— Faut au moins qu’on arrive au prochain refuge, expliqua-t-il doucement. Là, on pourra récupérer quelques trucs comme une lampe torche… On sera bientôt à la Baisse de l’Orgéas et ensuite, c’est que de la descente…
— Je peux plus…
— Je vais te porter !
— Non, ça sera trop dur…
Il la prit dans ses bras puis se remit en marche, beaucoup plus lentement. Il ignorait si les tueurs étaient sur leurs traces ou s’étaient fourvoyés en redescendant les gorges. Peut-être s’étaient-ils divisés en deux groupes.
Peut-être étaient-ils juste derrière eux.
Il ne savait pas avec quelle énergie il parvenait encore à marcher, tout en portant la jeune femme. Il aurait dû s’écrouler depuis longtemps.
Mais il avançait, pas après pas, mètre après mètre.
Sauver Servane.
Il sentit soudain qu’elle grelottait. Il pouvait même l’entendre claquer des dents. Entendre ce sifflement aigu dans ses bronches enflammées. Il tenta d’accélérer le rythme, repoussant ses propres limites. Oubliant la douleur, la fatigue, la peur. Même la haine. Rien ne devait le freiner. Et seul l’amour qu’il éprouvait pour Servane le ferait avancer.
Ils atteignirent enfin la Baisse de l’Orgéas, croisée des chemins au milieu de la forêt, et Vincent déposa Servane sur le sol. Il avait le souffle court et elle devinait son visage épuisé dans cette obscurité à laquelle ses yeux s’étaient accoutumés.
— Ça va ? murmura-t-il.
— Oui, mentit-elle d’une voix tremblotante.
— Tu as toujours aussi froid ?
L’impression que la glace dévorait son corps.
— Un peu…
Il lui donna sa polaire ; il était désormais en tee-shirt.
— Et toi ? s’inquiéta-t-elle.
— Ça ira ! Enfile ça sous ton blouson. On va descendre jusqu’au refuge… Tu pourras marcher ?
— Je vais essayer…
Vincent prit sa main dans la sienne et ils entamèrent la descente. Les jambes de Servane tremblaient, tels deux morceaux de bois menaçant de céder. Pourtant, ce fut Vincent qui chuta, son pied ayant buté contre une racine. Il eut l’impression de tomber de plusieurs mètres, de se péter une ou deux côtes supplémentaires. Pourtant, il se remit en marche. Encore.
Jusqu’à ce qu’enfin, la cabane de l’Orgéas se devine dans l’obscurité. Vincent força la porte et ils pénétrèrent dans un trou noir. Mais le guide connaissait chaque centimètre carré de cet abri et dénicha rapidement une lampe à gaz. Grâce au briquet de Servane, une douce lumière inonda l’unique pièce.
— On va passer la nuit ici ? espéra-t-elle d’une voix faible.
— Non, je prends quelques trucs et on repart…
Elle s’effondra sur une chaise, l’air hagard. Vincent avait trouvé une vieille musette et y enfourna des trésors : lampe torche, gourde en fer, couverture, gobelets métalliques et réchaud miniature. Il récupéra en prime quelques sachets de thé, des morceaux de sucre et referma le sac. Puis il vola un pull kaki laissé par un garde de l’ONF et l’enfila sur son tee-shirt.
— On y va, ordonna-t-il.
Servane se leva avec difficulté. Son corps était endolori, comme si elle avait été rouée de coups. Une fois dehors, Vincent alla remplir la gourde à une source et se passa de l’eau glacée sur le visage. Ses blessures le martyrisaient. Mais cette nuit, tant de choses lui faisaient mal…
Il tendit la main à Servane et ils s’enfoncèrent dans la forêt, oubliant le sentier.
— Où on va ? chuchota-t-elle avec terreur.
— On va trouver un coin pour se cacher.
— Mais il faut rentrer à la maison, Vincent !
Elle perdait pied, il serra sa main dans la sienne.
Il avait renoncé à continuer. Servane était en hypothermie, complètement déshydratée et proche de l’épuisement. Son asthme empirait et elle respirait de plus en plus mal. S’il la forçait à marcher, elle allait mourir et il le savait.
— Pourquoi on ne rentre pas chez nous ? demanda-t-elle.
— Parce qu’ils sont peut-être derrière nous et il faut qu’on se planque… Et la forêt, c’est ce qu’il y a de mieux pour se planquer.
Ils avancèrent au travers des fourrés encore un bon quart d’heure et enfin, Vincent s’arrêta au milieu d’une minuscule clairière. Il déposa son sac, étala la couverture au pied d’un mélèze, invita Servane à s’y asseoir puis prépara du thé.
S’il ne parvenait pas à la réchauffer, elle ne passerait pas la nuit.
La jeune femme s’était remise à claquer des dents. Mais elle ne semblait même plus s’en apercevoir. Elle n’était plus sur la terre ferme, se noyant dans une sorte de cauchemar sans fin. Ses yeux restaient ouverts sur le néant, ses bras ballants.
Vincent fit chauffer la gourde sur le réchaud, versa l’eau bouillante dans les gobelets.
— Bois ça ! ordonna-t-il.
Un thé brûlant et sucré. Véritable luxe pour ces deux naufragés qui venaient d’échapper à la mort. Servane avala deux tasses à la suite et sentit son corps se réchauffer doucement, son cerveau fonctionner à nouveau normalement. Elle était sortie de son état second pour replonger dans la réalité. Tout aussi cauchemardesque.
Mais elle retrouva suffisamment de volonté pour s’occuper des blessures de Vincent. Elle épongea le sang qui coulait jusque dans ses yeux.
Elle allait mieux et le guide se sentit soulagé. Il l’avait sauvée.
Pour l’instant.
— C’est pas trop douloureux ? demanda-t-elle.
— Si, ça fait un mal de chien ! Surtout les côtes…
— Quelle bande de salauds ! Si tu savais comme je regrette d’être allée me confier à Vertoli… J’avais confiance en lui, tu sais…