— Je sais, Servane. Ce n’est pas ta faute… Essaie de dormir un peu maintenant.
— Je ne pourrai jamais ! Ils peuvent surgir d’un moment à l’autre !
— Ils ne nous trouveront pas ici, assura-t-il. Je vais éteindre la lampe et rester éveillé.
— J’ai encore froid…
— Moi aussi !
— Il fait quelle température ?
— Je sais pas… Un ou deux degrés, pas plus. On est à 2000, ici… Heureusement que le ciel est couvert, sinon ce serait bien pire !… Approche, on va se tenir chaud.
Il s’allongea et elle vint se poser sur lui, écoutant battre son cœur, incroyablement calme. Il replia les pans de la couverture sur leurs corps tremblants.
Lit improvisé.
— Vincent ?… Je veux pas mourir…
— Tu ne vas pas mourir, je te le promets.
— Je veux pas que tu meures non plus !
Il sourit à l’obscurité.
— Je te manquerais ?
— Beaucoup…
Elle s’était hissée un peu plus haut, il sentait son souffle dans son cou. Il avait envie de l’embrasser mais se contenta de la serrer plus fort.
— Parle-moi, s’il te plaît, implora-t-elle. J’ai peur… J’ai tellement peur.
Il ne savait pas quoi lui dire. L’image de Laure le hantait. Seul son prénom venait sur ses lèvres.
— C’est quoi, ce cri ? demanda alors Servane.
— Le chant d’un grand-duc.
— Un grand-duc ?
— Un hibou… Le plus grand d’Europe. Il a l’envergure de l’aigle royal… Il y a quelques années, on a cru qu’il allait disparaître… Il n’y en avait presque plus en France. Et puis, à force de protéger cette forêt, on a réussi à le faire revenir par chez nous. Un couple s’est installé dans la vallée… Il est magnifique, avec de grands yeux orange et des aigrettes immenses…
Il devina qu’elle s’était endormie. Il éteignit la lampe et se rassura de sa respiration presque silencieuse. Il remonta encore un peu la couverture sur ses épaules, laissa libre cours à ses pensées. À ses larmes aussi.
— Je t’aime, murmura-t-il.
Laure, Servane.
Son cœur était bien assez vaste…
32
André Lavessières n’avait pas perdu son temps. Aussitôt prévenu de l’évasion des deux témoins gênants, il avait rameuté les renforts. Guintoli avait emmené ses deux chiens de chasse, surpris par cette battue nocturne. Le maire avait également récupéré son fils au passage et tiré du lit Julien Mansoni, qui n’avait pas encore eu le temps de comprendre précisément ce qu’il faisait là, au lieu d’être encore au chaud sous sa couette.
En tout, ils seraient sept pour traquer les fuyards.
Ils se regroupèrent à l’entrée des gorges Saint-Pierre avant le lever du jour, rejoignant Vertoli, Hervé et Portal qui descendaient des cabanes de Congerman.
— Alors ? interrogea André.
— Alors rien ! dut répondre son frère. Ils ne sont pas passés par là, sinon on les aurait vus… Aucun moyen de se planquer sur ce putain de chemin !
— On voit bien que tu connais pas Lapaz ! souligna Mansoni. Si ça se trouve, tu lui es passé à côté sans même t’en apercevoir… !
— Toi, on t’a rien demandé ! répliqua Hervé, exténué par cette nuit sans sommeil.
— Mais comment ont-ils pu vous échapper ? hurla le maire.
— On les avait enfermés dans la pièce d’à côté et… Je savais pas qu’il y avait un Velux, avoua Hervé.
— Abruti ! vociféra le maire. Même pas capable de surveiller une gonzesse et un mec à moitié mort !
— Si t’avais pas gobé son histoire de preuves imaginaires planquées je ne sais où, on n’en serait pas là ! contre-attaqua son frère.
André l’attira brutalement à lui, en empoignant le col de sa parka.
— Ferme ta grande gueule, Hervé !
Il relâcha son cadet, le poussant brutalement vers l’arrière. Il perdit l’équilibre et se retrouva sur le cul. Furieux, il se releva d’un bond, prêt à en découdre avec son propre frère.
— Maintenant que t’as fait le con, faut les retrouver, conclut posément le maire. Avant qu’on soit tous dans la merde.
Finalement, Hervé se renfrogna, conscient de son énorme erreur.
André récupéra un fusil de chasse dans le coffre de la Jeep et le jeta aux pieds de Mansoni.
— Ramasse ! ordonna-t-il.
— Comptez pas sur moi pour participer à ça ! rétorqua le garde qui avait enfin saisi la situation.
— Tu ne veux pas participer ? répéta André. Très bien… S’ils nous échappent, tu finiras en taule, comme nous tous. Une jolie cellule de neuf mètres carrés où tu pourras tourner en rond pendant dix piges… En charmante compagnie, en plus !
Sébastien ne put s’empêcher de savourer l’instant, malgré le danger qui planait au-dessus de sa tête. Depuis le temps qu’il rêvait de se venger de Mansoni…
— Je n’ai pas tué Laure ! rappela Julien.
— C’est sûr… Mais chantage et non-dénonciation de crime, ça peut te coûter cher… Très cher, même ! À toi comme à ta bourgeoise !… Sans parler de Cristiani…
Julien recula d’un pas.
— Qu’est-ce que tu racontes ? Je ne suis pas responsable de la mort de Pierre !
— Allons, ne sois pas modeste, Mansoni ! ricana le maire. Évidemment, que c’est toi qui l’as poussé dans le vide… Remarque, on comprend tous ici pourquoi tu as liquidé ce salopard ! Depuis le temps qu’il baisait ta femme… On pourra tous en témoigner, je te le promets !… Ce qu’on comprend moins, c’est pourquoi tu l’as pas trucidé plus tôt ! Ça te plaisait d’être cocu ou quoi ?
Julien ne trouva plus la force de riposter ; le collet se refermait autour de sa gorge, l’étranglant méthodiquement. Ce piège qu’il avait lui-même fabriqué, quelques années auparavant. À cette seconde, il réalisa à quel point il était devenu un être abject, semblable à ceux qu’il avait autour de lui dans cette aurore aux allures de fin du monde.
— Ramasse ce fusil, répéta André. Sinon, je te jure que je te ferai regretter tout ce que tu as fait depuis cinq longues années. T’imagines même pas le prix que je vais te faire payer…
La voix du maire perforait le cerveau de Julien, telle une chignole aiguisée.
— Ramasse ce putain de fusil, ordonna encore Lavessières. Et c’est la dernière fois que je te le demande.
Julien s’exécuta, ficelé par la peur, le dégoût.
Dégoût de ces hommes dont il faisait partie.
Il aurait aimé n’être jamais venu dans cette vallée. À cette seconde, il aurait même aimé n’être jamais venu au monde. Pour ne jamais endurer ce moment. Atroce.
Depuis des années, il vivait avec l’angoisse chevillée au corps. L’angoisse, mais aussi et surtout la culpabilité.
Pourquoi ?
Pourquoi n’avait-il pas dénoncé ce crime ? Pire encore, pourquoi avait-il choisi d’en tirer profit ? Pourquoi avait-il, de son plein gré, activé l’étau qui le broyait lentement… Ce matin de mai, lorsqu’il avait aperçu les frères Lavessières, Portal et les mômes mettre un cadavre dans le coffre d’une bagnole, son premier réflexe avait été de prévenir les gendarmes. Il ne pouvait pas deviner que c’était Laure, il l’avait compris alors qu’il était déjà trop tard.
Mais Laure ou quelqu’un d’autre, ça changeait quoi ?
En train de réaliser un film sur le Parc, il avait pris une vidéo de la scène avec son caméscope. Pourtant, arrivé devant la caserne, il avait hésité.