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Elle reposa la carte à côté de son assiette, adressa un sourire timide à Vincent. Il le lui rendit, appuyé d’un regard sans équivoque.

— Votre travail vous plaît ? demanda-t-il.

— Oui, beaucoup… Michèle est sympa et c’est intéressant.

— Vous faites quoi, le reste du temps ?

— J’ai décroché un BTS de tourisme l’an dernier mais c’est mon premier boulot.

La patronne se présenta pour prendre les commandes. Elle évita de dévisager cette jeune inconnue. Tout comme elle évita de trop regarder Vincent dont le sourire de futur vainqueur ravivait en elle de douloureuses réminiscences adultérines. Elle faisait partie de la longue liste des victimes mais ne regrettait rien. Mieux vaut des souvenirs qui font mal que pas de souvenirs du tout. Elle s’éloigna enfin alors que Lapaz reprenait ses stratégies d’approche.

La mettre en confiance.

— Tu étais déjà venue dans la vallée ?

Ce tutoiement rapide dérouta un peu Myriam, mais elle retrouva bien vite la parole.

— Oui, en vacances, avec mes parents… Quand j’étais gosse. J’aime beaucoup la montagne.

Classique. Que dire d’autre pour séduire un guide ?

— Tu aimerais t’installer dans le coin ?

— Pourquoi pas !

— Tu dis ça parce que tu n’y as jamais vécu longtemps ! L’hiver est rude, ici… Et il n’y a pas grand-chose à faire.

— Et vous… Toi, tu y vis bien, non ?

— Moi c’est différent… Je suis né ici. Et puis la montagne, c’est mon métier, ma passion. Il faut avoir ça dans le sang. Sinon, c’est dur de tenir.

Un long silence succéda à cette mise en garde. Les paroles d’un sage.

— J’ai entendu parler de toi ! lança soudain Myriam.

— Vraiment ?

— Oui ! Et tu n’as pas que des amis dans le coin…

— Je n’en ai même que très peu. Mais ce n’est pas un problème. Qu’as-tu entendu sur moi ?

Pourquoi avait-elle balancé cela ? Elle ne pouvait plus éluder la question, désormais.

— Ben… Certains disent que tu es…

Elle hésitait encore, il l’encouragea.

— Que je suis… ?

— À la solde du Parc.

Il ne put retenir un petit rire.

— C’est pas vraiment une insulte, non ? Je suis sûr que tu as entendu bien pire !

— C’est vrai, admit-elle.

— Tu verras, les gens aiment bien échanger des potins, par ici ! Rien à voir avec l’anonymat dont on peut profiter dans les grandes villes… Profiter ou souffrir, d’ailleurs.

— Sans doute. Cela dit, les ragots ne m’intéressent pas… J’ai l’impression qu’il y a deux clans dans la vallée : les pro et les anti-Parc…

— Il y a plus que deux clans ! Mais tu as raison, certains n’ont pas digéré l’arrivée du Parc.

— Pourquoi tant d’animosité ?

— Parce que les hommes ont toujours cru que la nature leur appartenait, que ses richesses étaient inépuisables. Sans le Parc, il ne resterait pas grand-chose, ici. Mais ça, ils refusent de l’entendre. Ils ne peuvent plus se servir, chasser comme ils veulent, faire paître leurs brebis où ils veulent… Ils ne peuvent pas construire où ils veulent… Tu imagines les possibilités immobilières si le Parc n’existait pas ? Le nombre de pistes skiables qui seraient ouvertes dans le coin ? Le nombre d’immeubles sortis de terre ? Tout ce fric que certains auraient pu se faire ? Sans songer un instant aux conséquences, au gâchis…

Elle l’écoutait avec une attention grandissante, buvant ses paroles comme un délicieux sirop sucré. Il avait une voix si chaude, si sensuelle, une telle passion dans l’expression de ses convictions, tant d’amour pour ce lieu… Elle vivait ses phrases comme une aventure, plongeait dans son univers.

Hypnotisée, envoûtée. Ensorcelée.

Comment ces crétins ont-ils pu dire du mal de lui ? Comment peut-on ne pas l’admirer ?

Elle ne vit pas passer les heures et, lorsqu’il la raccompagna, elle espéra qu’il ne resterait pas en bas de l’escalier. Mais il se contenta de l’embrasser sur la joue et d’effleurer son visage.

Un simple geste, un simple regard. Pourtant, en montant les marches qui menaient à son studio, Myriam se mit à rire comme une enfant. Sentiment étrange, inédit.

Brutal.

Coup de foudre, coup de cœur ou simplement coup de chance.

Sur la route, Vincent écoutait L’Été de Vivaldi. Il n’était pas pressé, il avait tout le temps. Car dans la chasse, le meilleur moment est celui où le gibier vous appartient.

Celui où l’on sait que l’on a gagné.

* * *

Une pluie fine harcelait la vallée depuis le milieu de la nuit, la température avait subitement rechuté. Il devait neiger, en haut.

Vincent sortit sur la terrasse pour saluer son univers ; ce matin, les sommets restaient invisibles, drapés dans un épais manteau nuageux. Même les arbres de la forêt toute proche n’étaient plus que de fantomatiques silhouettes.

Galilée s’élança, la truffe collée à l’herbe mouillée, décryptant les odeurs laissées par la nuit et ses habitants. Vincent retourna à l’intérieur, s’offrit un autre café. Il n’avait pas de projet particulier, aujourd’hui. Et c’était cela aussi, son bonheur : pas de maître, de patron ni d’emploi du temps à respecter. Vivre à son propre rythme, au gré de ses envies. Il n’y avait que pendant les deux mois d’été où il devait s’astreindre à une certaine discipline : répondre à la demande des clients, organiser les randonnées. Gagner suffisamment d’argent pour le reste de l’année. C’est pour cette raison qu’il n’avait jamais voulu intégrer les effectifs du Parc ; pour ne pas perdre ce qui était le plus cher à ses yeux : la liberté. Celle qui n’a pas de prix, qui compte plus que tout.

Brusquement, Galilée le prévint d’une visite. En lorgnant par la fenêtre, il vit se garer le vieux C15 de Ghislaine Mansoni, l’épouse de Julien. Il ouvrit la porte, un peu surpris.

— Salut, Vincent, je te dérange ?

— Pas du tout, entre…

Elle s’avança en enlevant son coupe-vent dégoulinant.

— Un café ?

— Volontiers ! Il gèle, ce matin…

— Tu ne bosses pas, aujourd’hui ? s’étonna Vincent.

— Ben non ! C’est mercredi…

Lapaz avait tendance à perdre la notion du temps. C’était cela aussi, son bonheur…

Ghislaine était institutrice dans la petite bourgade de Saint-André, située quelques kilomètres plus bas dans la vallée.

— Je viens te voir pour une excursion avec mes mômes, annonça-t-elle. J’aimerais qu’on fasse la réserve géologique de Haute-Provence comme sortie de fin d’année… Il faut qu’on fixe une date en fonction de ton emploi du temps.

— J’ai pas grand-chose de prévu, avoua Vincent. Seulement une course d’un week-end en vallée des Merveilles, la première semaine de juin.

Il décrocha un calendrier du mur et ils se mirent d’accord pour un vendredi, avant d’établir un programme sommaire. Pour le reste, c’était le boulot de Vincent. Chaque année, Ghislaine faisait appel à lui pour une ou plusieurs sorties avec ses élèves de CM2. Il lui en était reconnaissant parce qu’il ne roulait pas sur l’or et aimait ce contact avec les enfants. Ils partagèrent un deuxième café, discutant de choses et d’autres. Ghislaine était aussi expansive que son mari était intériorisé. Un de ces couples improbables qui génèrent l’étonnement.

— Comment va Julien ? s’enquit Vincent.

— Ça va… Il a quelques soucis avec ces braconniers de merde… T’es au courant ?