— Oui. J’ai vu un chamois, l’autre jour, avec Pierre…
— C’est vraiment dégueulasse ! J’espère qu’ils vont les choper avant qu’ils ne changent de vallée… Mais paraît qu’ils ont le même problème en Vésubie. Là-bas, c’est les bouquetins qui perdent la tête.
Ils continuèrent à deviser quelques instants puis Ghislaine prit congé. Elle courut jusqu’à sa voiture avant de démarrer en trombe. Piste boueuse, visibilité mauvaise, mais la vieille guimbarde était adaptée à ce genre de difficultés.
Elle reprit la route qui descendait vers Colmars, un peu fébrile.
Comme chaque fois qu’elle partait rejoindre son amant.
Rencontres assez rares, mais tellement agréables. Qui la faisaient rajeunir de vingt ans. Le risque, sans doute.
Ces rendez-vous clandestins avaient lieu dans son logement de fonction qu’elle n’occupait quasiment jamais, sauf en plein hiver quand l’état des routes ne lui permettait pas de remonter jusqu’à Allos. Le mercredi, l’école étant déserte, aucun témoin gênant ne venait les déranger. Elle arriva au bout d’une demi-heure à Saint-André. Elle traversa la petite ville paisible, se gara derrière l’école endormie, à l’abri des regards.
Juste à côté de la voiture de Pierre Cristiani.
Myriam quitta l’office de tourisme d’un pas rapide. Elle remonta le col de son blouson, cala les mains au fond de ses poches.
Cheminant par les venelles de Colmars, elle ne croisa quasiment personne. Arrivée à l’entrée de la maison de village qui abritait son studio, elle jeta un œil dans sa boîte aux lettres, n’y trouva que du vide. Elle pénétra dans son réduit froid et humide. Pas très accueillant. Le propriétaire n’avait pas prévu de chauffage pour la saison d’été et la vieille bâtisse accusait une température hivernale. Elle trouva malgré tout le courage de se déshabiller pour plonger dans un bain chaud, agréable sensation de délassement. Puis elle s’emmitoufla dans un peignoir et s’étendit sur son lit. Juste à côté d’elle, sur la table de chevet, un petit morceau de papier qu’elle ne pouvait quitter des yeux. Celui où Vincent avait inscrit son numéro de téléphone. Appelle-moi quand tu veux.
Allait-elle le faire dès ce soir ? Ou devait-elle se laisser désirer un moment ? Au risque de le voir s’intéresser à une autre !…
Elle s’attarda longuement sur l’écriture acérée du guide. La nuit précédente, elle n’avait pas beaucoup dormi, trop excitée pour trouver le repos. Le visage de Vincent l’avait poursuivie jusque dans le moindre recoin de ses rêves. Alors que pourtant, il ne s’était encore rien passé entre eux. Mais nul besoin de coucher avec lui pour savoir qu’elle venait de tomber amoureuse.
Pas une de ces idylles sans importance ou sans lendemain. Un sentiment puissant emportant tout sur son passage, une véritable lame de fond.
N’y tenant plus, elle récupéra son portable. D’une main tremblante, elle composa la série de chiffres qui allaient la relier à lui. Mais elle raccrocha avant la première sonnerie, se leva, tourna en rond autour du lit. Avant d’y tomber à nouveau.
Courage, je suis sûre qu’il espère mon coup de fil !
Elle appuya sur la touche bis. Son cœur battait si vite et si fort qu’elle pouvait l’entendre dans le combiné. Jusqu’à ce que la voix de Vincent comble tout l’espace.
— C’est moi, Myriam…
— Bonsoir… Comment vas-tu ?
— Bien… Je voulais juste te dire que j’ai passé une très agréable soirée, hier…
Un court silence les rapprocha un instant.
— Moi aussi, répondit-il enfin. Tu veux venir à la maison ?
— Maintenant ?
— Oui, maintenant.
Sa main se crispa sur le téléphone, elle se redressa d’un bond, boostée par une injection d’adrénaline.
Paraître désinvolte.
— Pourquoi pas… Mais je ne sais pas où tu habites !
— C’est pas compliqué : tu montes jusqu’à Allos et à l’entrée du village, tu prends la route qui part à droite… Celle qui mène au lac. Tu vois ?
— Oui, je connais… Ensuite ?
Il continua ses explications, elle continua à contenir son allégresse.
— D’accord… J’arrive quand je suis prête.
— Je t’attends. À tout à l’heure.
Il raccrocha, elle resta un instant pétrifiée. Puis laissa exploser une joie enfantine, suivie de près par une angoisse purement féminine. Elle se précipita dans la salle de bains, vira son peignoir et se jaugea face au miroir.
Elle enfila une robe, puis l’enleva. Avec ce temps, c’était ridicule. Elle essaya ensuite un jean avec un pull, ôta le pull et passa un tee-shirt à manches longues, avec une veste. Finalement, elle remit le pull et se maquilla légèrement. Elle se brossa frénétiquement les dents, puis les cheveux et les attacha en queue de cheval. Non, mieux valait les laisser détachés. Quoique… Après une dernière inspection dans le miroir, elle fut enfin satisfaite, attrapa son sac et redescendit les deux étages à une vitesse hallucinante. En rejoignant sa vieille Clio garée en dehors des remparts, elle respira pleinement cet air frais et pur qui écorchait les poumons. Elle avait du mal à réaliser qu’elle avait pu séduire cet homme. Cet homme si… elle ne trouvait pas les mots, aucun adjectif n’étant assez fort.
Elle sortait d’une histoire d’amour compliquée, complètement ratée, véritable désastre où elle avait noyé ses premières illusions. Vincent était seulement le deuxième à qui elle s’apprêtait à tout donner et, pendant qu’elle montait en direction d’Allos, elle réalisa qu’elle n’avait sans doute pas assez d’expérience.
Ne pas le décevoir, ne pas montrer ses peurs.
L’anxiété grandissait au fil des kilomètres, le ciel s’assombrissait chaque minute un peu plus. Mais la joie de le retrouver était la plus forte et elle appuya sur l’accélérateur.
Vincent frissonna en sortant de sa douche ; il décida d’allumer un feu dans la cheminée et s’appliqua à dresser une jolie table. Malgré ce rendez-vous précipité, il avait préparé un repas raffiné ; son invitée apprécierait.
Sur le balcon, il parcourut des yeux le paysage qui plongeait dans les ténèbres, harmonie d’images et de sons, chants d’oiseaux et bruissements de feuilles mêlés au crépuscule. Il souriait, savourant par avance la nuit qui s’annonçait. Le plaisir qui s’annonçait. Il aurait cru que Myriam mettrait plus de temps à revenir vers lui, qu’elle se laisserait espérer. Mais finalement, il n’était guère étonné, conscient de l’attraction qu’il avait exercée sur elle, personnalité jeune et influençable.
Une proie facile, en somme. Mais tellement appétissante.
Il retourna à l’intérieur, se remit aux fourneaux.
Soudain, Laure.
Son visage, son rire, ses yeux. Sa voix.
Comme si elle était là, derrière lui. À côté de lui.
Laure.
Douleur ancienne qui s’obstinait à survivre, malgré tous ses efforts pour l’anéantir.
On n’oublie pas l’amour de sa vie. La seule femme ayant réellement compté, la seule pour qui il aurait tout donné. Mais elle était partie, l’abandonnant aux affres d’une terrifiante solitude. À l’aube d’une belle nuit de mai, il avait trouvé le chalet désert et froid. Elle n’avait emporté que quelques objets personnels, quelques vêtements. N’avait laissé qu’un mot douloureusement laconique sur l’écran de l’ordinateur.
Vincent, pardonne-moi. Je te quitte. Laure.
Elle n’avait même pas pris la peine d’utiliser une feuille, un stylo. Alors Vincent avait enregistré ce message déshumanisé dans les entrailles du micro mais ne l’avait plus jamais ouvert.