Quatorze ans de vie commune ; et pour solde de tout compte, une phrase tapée à la va-vite sur un clavier.
Ce jour-là, il avait appris que le bonheur n’est jamais acquis. Il avait cherché en vain la faille, l’erreur commise. Mais aujourd’hui encore, il ne comprenait pas les raisons de cette rupture aussi brutale qu’inattendue.
De longues séances d’introspection qui n’avaient conduit qu’à de nouvelles questions.
Le bruit d’un moteur et les grognements de Galilée le tirèrent de ses pensées. Ce soir, une autre femme que Laure serait auprès de lui. Sans la remplacer. Juste une présence féminine qui lui prouverait qu’il était encore un homme.
Myriam s’avança, souriante, charmante, prête à tout pour le séduire. Il s’effaça pour la laisser entrer, referma la porte aussitôt.
Elle venait de tomber dans le piège. Plus rien ne pouvait la sauver.
— Mets-toi à l’aise…
— Il fait chaud ici ! Bonne idée, le feu dans la cheminée… C’est vrai qu’il caille, ce soir !
Pourquoi fallait-il toujours échanger des banalités sur la météo ou toutes ces choses sans importance ?
— Tu veux un verre ?… Qu’est-ce que tu prends ?
— Comme toi !
C’est là qu’il vaut mieux ne pas avoir envie d’une boisson trop forte qui pourrait brûler cette gorge fragile. Vincent servit donc deux Martini sur glace et ils s’assirent en face de la cheminée. Galilée, malgré les leçons de bonne conduite inculquées par son maître, ne put s’empêcher de venir faire connaissance avec cette nouvelle inconnue.
— Pousse-toi ou je te fous dehors ! menaça Vincent.
— Laisse ! Il ne me dérange pas… Il est mignon ! C’est quoi, son nom ?
— Galilée.
Le chien tourna la tête vers son maître.
— Pourquoi ce nom ? Bizarre pour un chien !
— Quand il était petit, il se mettait sur la terrasse à la nuit tombée et regardait les étoiles. Voilà pourquoi… Et puis c’est plus original que Rex ou je ne sais quoi…
— C’est un chien pour la chasse ?
Vincent se mit à rire.
— C’est un chien de berger ! Je ne suis pas sûr qu’il soit très efficace pour la battue ! De toute façon, il y a bien longtemps que je ne chasse plus… Mon vieux m’a emmené avec lui, quand j’avais une dizaine d’années. Au début, ça m’a amusé, je l’avoue… Mais très vite, ça m’a écœuré. À douze ans, j’ai refusé de continuer.
— Et ton père, il chasse encore ?
— Il est mort.
Myriam s’excusa.
— C’est pas grave, assura le guide. Je finis de préparer… Si tu veux un deuxième verre, sers-toi.
Il se rendit dans la cuisine et, de l’autre côté, Myriam effectua un tour d’horizon de l’univers de son hôte. Plusieurs photographies encadrées ornaient les murs recouverts de lambris. Des paysages de montagne, de la vallée ou de contrées plus lointaines ; des portraits d’animaux saisis sur le vif, d’une incroyable beauté.
— C’est toi qui les as faites ? s’extasia-t-elle.
— Quoi ?
— Les photos, c’est toi qui les as prises ?
— Oui. C’est ma nouvelle façon de chasser !
— Elles sont magnifiques…
Myriam s’attarda ensuite sur la bibliothèque où les livres s’alignaient dans un ordre imparfait. Beaucoup de romans, des recueils de photographies, des collections de livres anciens.
— T’as lu tout ça ?
Les gens sont souvent surpris qu’un montagnard puisse aimer la lecture. Certains préjugés ont la vie dure.
— C’est prêt ! répondit Vincent. Si mademoiselle veut bien se donner la peine…
Ils passèrent à table, il attendit le verdict. Mais il n’était guère inquiet : il aurait pu lui mettre à peu près n’importe quoi dans l’assiette, elle aurait fait semblant d’aimer.
— C’est délicieux ! fit-elle avec un sourire gourmand.
— Eh oui ! En plus de savoir lire, je sais cuisiner !
— Tu as beaucoup de qualités, en somme…
Et tant de défauts aussi. Mais ça, tu le découvriras plus tard. Tu as tout le temps…
Au fil du repas, Myriam parla beaucoup, dévoilant sa personnalité qu’il jugea fragile et peu équilibrée. Une jeune femme à peine sortie de l’adolescence, mais qui déjà, avait souffert.
Beaucoup.
Simple constat pour Vincent qui avait enfilé son gilet pare-balles dès qu’elle avait passé le seuil de sa maison.
Elle a souffert, et alors ?… Moi aussi.
Après le repas, ils sortirent un instant sur la terrasse, accueillis par une nuit laiteuse et froide où un fragment de lune se devinait au-delà du rideau de nuages. Appuyés contre la balustrade en mélèze, ils écoutèrent un moment la lente respiration de la montagne. Puis Vincent se rapprocha de Myriam, la prit dans ses bras. Il sentit qu’elle tremblait un peu, de froid sans doute. Il caressa ses longs cheveux, flamboyants. Attrapant sa main, il l’invita à retourner à l’intérieur où ils retrouvèrent la douce chaleur du feu qui agonisait dans l’âtre.
Mais Myriam se dégagea de son emprise et s’installa sur le divan pour se servir un deuxième café. Elle aurait débarrassé la table et même fait la vaisselle ; elle aurait fait n’importe quoi pour retarder le moment que son corps invoquait pourtant avec violence mais que son esprit appréhendait démesurément.
Avait-elle conscience de la souffrance qui s’ensuivrait ?… Ou était-ce simplement la peur de ne pas être celle qu’il attendait ?
Vincent ne lui laissa pas le temps de répondre à cette question. Il l’obligea doucement à se lever, à venir contre lui.
Oublier Laure. Le temps d’un instant, d’une étreinte.
Surtout, ne pas fermer les yeux, sinon elle réapparaîtrait. S’imposerait entre eux.
Il passa ses mains sous le pull de Myriam, remonta lentement le long de son dos ; velouté exceptionnel de sa peau…
Ses lèvres se glissèrent dans son cou ; aura enivrante de son parfum, tendresse cannibale de sa bouche…
Elle frissonnait encore légèrement, ce n’était plus de froid.
Vincent aimait cette retenue, cette anxiété. Cette inexpérience, cette jeunesse.
À lui de briser ses réticences, de lui montrer de quoi elle était capable.
À lui de mener la danse vertigineuse.
Il ne tenta pas de la rassurer, juste de l’enflammer. Briser les chaînes, une à une, ouvrir les cadenas, trouver le passage défendu.
Il la déshabillait en prenant son temps, alternant les mots tendres ou crus à son oreille. En l’habituant à ses mains sur sa peau, en goûtant chaque centimètre carré de sa chair, en attisant chaque atome de son corps comme autant de petites braises.
Il se montrait à la fois délicat et autoritaire, et Myriam se révéla enfin. Osa ce que son instinct lui dictait.
Elle voulut l’entraîner vers le sofa, il la força lentement à reculer jusqu’à la table. Elle bascula en arrière, trouva appui sur ses mains et l’emprisonna entre ses jambes en une invitation un peu sauvage.
La tête penchée, les yeux fermés et les reins cambrés, elle était divine.
Elle sentit un prodigieux séisme dans son ventre ; suivi d’une violente étincelle qui pulvérisa son cœur avant de faire exploser son cerveau.
Elle lui appartenait. Pour la vie.
Il lui appartenait. Pour une nuit.
En début de soirée, Servane avait pris sa voiture, sans destination précise. Lassée de tourner en rond dans son studio minable. À l’échelle de son existence, sans doute…