— Bon chien, gentil chien…
Visiblement, ce clébard aimait sa compagnie.
Vincent redescendit quelques minutes après, séché et vêtu d’un jean et d’un polo. Il s’approcha du canapé et considéra son chien avec sévérité.
— Dégage, Gali !
Le quadrupède obéit à contrecœur et Vincent prit sa place. Mais il se releva tout de suite pour se servir un scotch.
— Alors, ça vous a plu, cette journée ?
— Oui, beaucoup ! répondit Servane.
Il s’assit finalement en face d’elle, la toisa des pieds à la tête avec un petit air moqueur.
— L’uniforme vous va à ravir, brigadier !
— Arrêtez de vous foutre de moi !
— Non, je vous assure, ça vous va bien ! Un peu austère, mais…
— De toute façon, que ça m’aille ou pas, je n’ai pas vraiment le choix !
— On a toujours le choix, rétorqua-t-il.
Le téléphone portable de la jeune femme se manifesta bruyamment et elle s’excusa avant de décrocher.
— Allô ?
Un court silence.
— Oui, maman, ça va… Je te rappelle tout à l’heure, je peux pas te parler maintenant… Bisous.
Elle rangea son portable et se tourna à nouveau vers le guide.
— Excusez-moi, c’était ma mère.
— J’ai entendu ! Vos parents vivent dans le Haut-Rhin ?
— Ma mère, seulement. Mes parents sont séparés depuis dix ans.
— Aïe !
— Non, ça va…
— Et votre père, il vit où ?
— Il s’est installé il y a peu sur la Côte d’Azur avec sa nouvelle femme… Sur les hauteurs de Nice.
— C’est pas loin d’ici, vous pourrez aller le voir.
Le visage de la jeune femme s’assombrit subitement.
— C’est que… Nous sommes en froid. Il ne veut plus me parler…
Pourquoi se confiait-elle ainsi à cet étranger ? Peut-être parce qu’elle en avait besoin.
— Désolé, ajouta Vincent. C’est dommage.
— Oui, c’est dommage.
— Et pourquoi ne veut-il plus vous parler ?
Elle hésita, Vincent sentit qu’elle était gênée.
— Je suis trop indiscret, pardonnez-moi…
— Disons qu’il n’a pas digéré quelque chose.
Il ne chercha pas à en savoir plus, détourna la conversation.
— Vous voilà fin prête à porter secours aux randonneurs imprudents !
— Fin prête, je ne crois pas ! J’ai encore beaucoup de progrès à faire…
— Vous vous en sortez bien, jugea-t-il. Le seul problème, c’est votre vertige.
Elle était pourtant persuadée d’avoir dissimulé à la perfection cette désagréable sensation.
— Comment vous savez ?
— Il suffisait de vous regarder !
Bien sûr. Lui savait regarder. Bien au-delà des apparences.
— J’avais jamais ressenti ça, avant. J’espère que ça passera.
— Ça passera si vous le voulez et si vous vous entraînez. C’est une peur qu’on peut apprendre à contrôler.
Tout semblait si facile, avec lui. On a toujours le choix, on peut toujours tout maîtriser.
Alors pourquoi continuait-il à souffrir ainsi ?
Myriam coupa le moteur de sa voiture en bas de la piste. Arrivée près du but, elle était assaillie par le doute. Pourtant, elle avait réfléchi pendant des heures et croyait avoir pris sa décision. Elle ouvrit la portière, alluma une cigarette d’un geste nerveux. À la première bouffée, elle toussa violemment. Elle ne fumait quasiment jamais, mais ce soir, tout était bon pour essayer de calmer ses nerfs.
Depuis ce matin, elle était passée par les larmes, la colère et l’espoir.
Parce que non, rien n’était perdu avec Vincent. Il n’était pas amoureux d’elle mais n’avait pas exclu de la revoir. Elle avait d’abord pensé attendre qu’il reprenne contact avec elle mais c’était trop dur. Elle imaginait des jours à espérer en vain qu’il l’appelle alors qu’une heure loin de lui était déjà une torture.
Un exil.
Par les mots de ce matin, il avait simplement voulu lui signifier qu’il était encore trop tôt pour envisager autre chose qu’une aventure. Qu’il n’était pas prêt. Après tout, ils ne se connaissaient guère. Une réaction normale, finalement.
C’est la sienne qui ne l’était pas.
Mais en matière de sentiments, où est la normalité ?
Je ne suis pas folle, quand même !… Juste amoureuse.
Oui, terriblement amoureuse. Dangereusement accro…
Dès que je l’ai vu, j’ai su que c’était lui.
Pour ne pas effrayer Vincent, Myriam avait décidé de lui mentir. De lui faire croire qu’elle aussi ne recherchait que de bons moments partagés, qu’elle n’était pas dingue de lui, que son cœur ne battait pas que pour lui.
Avec le temps, il l’aimerait aussi.
Stratagème de femme éprise, manœuvre ultime pour ne pas perdre le peu d’espoir qui lui restait.
Impossible que tout cela s’arrête maintenant.
Elle savait que Vincent était l’homme qu’elle attendait ; ce coup de foudre que l’on peut espérer en vain une vie durant.
Elle écrasa son mégot dans le cendrier de la Clio, claqua la portière. Elle eut cependant du mal à reprendre la route. Peur de se tromper, de faire le mauvais choix. De toute façon, elle était prête à se plier à son jeu. À n’importe quel jeu d’ailleurs. Pourvu que ce soit avec lui. Parce que c’était toujours mieux que de ne plus le voir.
Au bout de dix minutes, elle remit le moteur en marche et s’engagea sur la piste. Celle-là même qui l’avait conduite au bonheur. Elle ressassait tout bas ce qu’elle devrait lui dire. Scène répétée avant la représentation, mensonge prémédité. Elle s’entraîna même à sourire devant le rétroviseur. Sauf que ses yeux s’obstinaient à la trahir.
Et elle arriva bien vite à l’Ancolie.
— Merde ! murmura-t-elle.
Une Jeep de la gendarmerie garée près du pick-up contrariait ses plans. Demi-tour ? Elle hésita encore, au comble de l’incertitude. Mais la porte du chalet s’ouvrit, Vincent apparut. Plus de marche arrière possible, désormais. Elle gara sa voiture contre la Jeep, sortit en essayant encore de sourire. Vincent n’avait pas bougé, debout sur le pas de sa porte, les bras croisés.
— Bonsoir, Vincent.
— Salut.
— Je te dérange ? Tu n’es pas seul ?
— Non, je ne suis pas seul. Qu’est-ce qui t’amène ?
Question stupide.
Cruelle, plutôt.
— Rien… je passais, c’est tout… J’ai eu envie de te voir. J’avais envie qu’on parle, tous les deux.
Elle restait à une distance raisonnable, tentant de maîtriser son esprit et ses tremblements. Trouver les mots face à ce visage sans amour. Ces mots pourtant répétés des dizaines de fois.
— C’est au sujet de ce que tu m’as dit ce matin, continua-t-elle à voix basse.
— On pourrait peut-être en discuter une autre fois, suggéra Vincent. Je te répète que je ne suis pas seul.
Myriam se pencha légèrement à droite et regarda par-dessus l’épaule du guide.
Choc violent en pleine tête ; elle venait d’apercevoir une jeune femme blonde, assise sur le canapé, un verre à la main.
Elle était déjà remplacée, déjà oubliée.
— Tu vois, ajouta Vincent, je ne suis pas seul. Alors repasse plus tard…
— Plus tard ? murmura-t-elle.
— Un autre jour, précisa-t-il.
Mais elle ne bougeait plus, figée dans une douloureuse stupeur.