— Vous savez, ici, je dirige une caserne dans un petit village. Et lorsque j’ai en face de moi des gens que je connais bien, voire avec qui je travaille, ce qui est le cas de Vincent, je ne peux me permettre de changer mon comportement. Il devait me donner sa version des faits sur l’incident du bar et je l’ai traité comme j’aurais traité n’importe qui d’autre. Nos amitiés ou nos préférences ne doivent pas interférer dans notre travail, Servane. J’ai mené cet interrogatoire comme j’aurais mené tout autre interrogatoire. Et si Lapaz a craqué, je n’en suis pas responsable. D’ailleurs, je n’ai pas apprécié le soutien que vous lui avez apporté. Veillez à faire la différence entre votre travail et votre vie privée. C’est clair, Servane ?
— Oui… Très clair. Bonne nuit, chef.
— Bonne nuit, Servane.
8
Servane ôta son uniforme, comme si elle se débarrassait d’un carcan.
Elle avait subi une journée plutôt ennuyeuse, coincée à l’accueil de la gendarmerie ; transformée en potiche décorative derrière un guichet. Où était donc l’aventure tant promise ? Pas le moindre fix d’adrénaline, plutôt un goutte-à-goutte de Valium…
Elle consulta son répondeur, n’y trouva aucun message. Elle passa dans la salle de bains, resta un quart d’heure sous la douche avant de s’affaler sur son lit. Paupières mi-closes, une cigarette à la main, elle se laissa bercer par le chant de la Lance qui coulait non loin de la gendarmerie, ragaillardie par la fonte des neiges, s’empressant de s’unir au Verdon dans un tumultueux corps à corps.
Ennui larvé, ankylose des sens.
Elle écrasa sa Peter, attrapa son téléphone.
Qui je pourrais bien appeler ? Maman ? Je lui ai déjà téléphoné hier… Mon frangin ? Il n’est pas encore rentré à cette heure. Qui, alors ?
Finalement, elle raccrocha le combiné, s’engourdissant dans l’oisiveté et les songes éveillés. Trois coups frappés violemment à sa porte la réveillèrent en sursaut.
— Breitenbach ! Ouvrez !
Elle reconnut la voix du maréchal des logis, enfila à la hâte un tee-shirt et un jean. Elle découvrit son supérieur planté dans le couloir.
— Mettez votre uniforme d’intervention ! ordonna Christian Lebrun. On y va…
— Où ça ?
— Magnez-vous !
Il était déjà loin et elle ne chercha pas à en savoir davantage. Habillée en un clin d’œil, elle se rua dans les couloirs pour rejoindre le parking où trois voitures n’attendaient plus qu’elle pour partir. Elle grimpa à bord de la première Jeep, conduite par Vertoli, et le cortège s’ébranla.
19 heures, le soleil n’allait pas tarder à s’évanouir, baignant les cimes d’une lumière orangée que Servane prit le temps d’admirer.
— On va où, mon adjudant-chef ? s’enquit-elle.
— Julien Mansoni nous a appelés : un de ses gardes ne répond plus à la radio… Il était sur le terrain et aurait dû être de retour depuis plusieurs heures. On va tenter de le retrouver avant la nuit. C’est sa femme qui a donné l’alerte : elle a dit qu’il devait rentrer tôt ce soir… Ils avaient rendez-vous avec l’instituteur de leur fils mais il ne s’est pas présenté à l’école.
— Vous croyez qu’il a eu un accident ?
— Je ne crois rien, brigadier. On fait notre boulot, c’est tout. Les autres gardes ont déjà commencé les recherches… Ils sont sur place, avec Lapaz.
Elle n’avait pas revu Vincent depuis la bagarre dans le bar, deux semaines auparavant. Et elle aurait préféré le retrouver dans d’autres circonstances.
— C’est qui, le garde ? demanda-t-elle encore.
— Pierre Cristiani.
Servane alluma une cigarette, en proposa une à Julien Mansoni qui accepta sans penser à la remercier.
Avec son groupe, elle venait de rejoindre le point de départ, sans avoir trouvé la moindre trace du disparu. La nuit était totale, maintenant ; à part la lumière crue d’une demi-lune qui brillait au travers de la cime des mélèzes. Tous les gendarmes étaient de retour ainsi que Cédric et Baptiste, les gardes. Seul Vincent manquait à l’appel.
Personne ne parlait et cette réunion insolite dans l’obscurité d’une forêt sauvage ressemblait déjà à une veillée mortuaire.
— Je vais appeler Nadia, fit Julien Mansoni. Il faut que je lui dise que nos recherches n’ont rien donné pour ce soir…
Il s’écarta légèrement du groupe pour accomplir sa délicate mission et soudain, la lueur d’une torche qui avançait vers eux leur redonna espoir.
— C’est sans doute Vincent, dit Baptiste.
Effectivement, c’était le guide. Il échangea quelques poignées de main dans un silence pesant et n’eut besoin de poser aucune question pour comprendre que Pierre demeurait introuvable.
— On arrête les recherches, décréta Vertoli. On reprendra dès le lever du jour.
— Je continue, rétorqua Vincent.
— Moi aussi, ajouta Julien Mansoni.
— Il fait nuit noire ! s’exclama l’adjudant. Ça sert foutrement à rien !
Il avait raison mais les deux hommes s’entêtaient, incapables d’abandonner leur ami à cette nuit froide et meurtrière.
— Toute manière, on y voit que dalle maintenant, les raisonna calmement Baptiste. Et on va se foutre dans le ravin…
— Tout le monde rentre chez lui, répéta Vertoli. Nous nous retrouvons ici à 5 h 30. Je vais demander l’appui d’un hélico…
Finalement, après quelques hésitations, les deux récalcitrants se décidèrent à suivre les conseils de Baptiste. Le cortège reprit la direction du village mais Vincent bifurqua vers Chaumie. Il gara son pick-up devant la ferme des Cristiani, frappa trois coups à la porte et entra sans attendre la réponse.
Nadia vint à sa rencontre et resta pétrifiée dans le couloir. Peur d’entendre ce qu’il venait lui annoncer.
Il la prit dans ses bras, l’étreignit un peu trop fort.
— On a dû arrêter les recherches, murmura-t-il. J’y retourne dès l’aube. Garde espoir, Nadia. Il va s’en sortir…
Elle ne répondit pas, s’écarta légèrement de lui.
Ce n’était pas ses bras qu’elle désirait. Ce n’était pas son corps qu’elle aurait voulu serrer.
— Où sont les mômes ? demanda Vincent.
— Dans leur chambre. Je monterai les voir, tout à l’heure… Je crois qu’ils ont réussi à s’endormir. Je leur ai dit que Pierre avait eu un problème mais rien de grave.
— Tu n’aurais peut-être pas dû… enfin, tu aurais dû leur dire que…
— Que quoi ? trancha Nadia à voix basse. On ne sait rien pour le moment. Inutile de les effrayer, non ?
— Tu as raison, admit Vincent. Demain, Pierre sera là.
Il tentait de s’en persuader, le désirait plus que tout.
Nadia remplit deux verres d’hydromel maison et s’installa sur le canapé à côté de Vincent.
— Merci, dit-elle.
— De quoi ? Pierre est mon meilleur ami, tu le sais bien… Alors je ne vois pas pourquoi tu me remercies… Si c’était moi qui manquais à l’appel, il serait parti à ma recherche.
— Je sais, Vincent. J’ai confiance en toi.
— On le retrouvera demain matin, affirma le guide. Il a tout ce qu’il faut dans son sac pour passer la nuit… Il a dû tomber et se péter une jambe ou une cheville. Et sa radio est peut-être HS ou n’a plus de batterie… Pierre est un pro, il tiendra le coup.
— Et s’il est déjà…
— Arrête, Nadia ! Ne dis pas ça…
Ils restèrent silencieux de longues minutes, l’esprit tendu vers celui qui leur manquait tant. Écoutant seulement battre leur cœur. Essayant d’entendre le sien.