De sourire ou même de rire. Masquer au mieux sa peine, son désarroi.
L’équipe avait perdu un pilier. Son équilibre. Mais la mission continuait et demain, le soleil apparaîtrait derrière les cimes, chacun continuerait son chemin. Avec la même passion, la même volonté.
Juste avec une douleur supplémentaire, rangée dans un tiroir secret. Une douleur que chacun affronterait à sa façon.
En ce dix-huitième jour du mois de juin, le soleil n’avait pas daigné se montrer. Comme s’il refusait de voir Pierre rejoindre sa dernière demeure. Beaucoup de monde pour l’accompagner : sa famille, bien sûr ; Vincent et les gardes-moniteurs du Parc. Mais aussi de nombreux habitants de la vallée, venus des hameaux environnants.
Vincent soutenait Nadia dans cette épreuve, retenant ses propres larmes. Les enfants étaient blottis dans les bras de leurs grands-parents, les yeux hagards.
André Lavessières, le maire de Colmars, prit la parole pour l’adieu à celui qui avait toujours été un ennemi juré. Un conseiller municipal de l’opposition, un traître. Mais à titre posthume, il se métamorphosait en homme remarquable, en adversaire politique admirable.
La mort a parfois d’étranges pouvoirs…
Tout au fond de l’église, Servane se tenait debout, près de Michèle Albertini qui ne put s’empêcher de manifester son désaccord d’une voix à peine audible.
— Sale hypocrite !
Servane la considéra avec étonnement.
— Lavessières ne pouvait pas le supporter ! expliqua Michèle. Il en parle comme s’ils avaient toujours été amis alors qu’il y a quelques jours, ils se sont quasiment battus à la sortie du conseil municipal !
— Vraiment ? chuchota Servane.
— Ouais ! J’ai cru qu’ils allaient s’étriper !
Servane n’en demanda pas davantage et se concentra sur le discours du premier magistrat. Puis ce fut au tour de Vincent d’être invité par le père Joseph à rendre hommage à son ami. Nadia l’avait voulu ainsi et il n’avait pu refuser. Qui d’autre que toi pourrait parler de lui ?
Il monta lentement vers le petit pupitre qui faisait face à l’assemblée, s’apercevant d’un seul coup que l’église était bondée. Il resta quelques secondes tétanisé devant le micro, les yeux rivés sur le cercueil.
Véritable torture, moment dont l’horreur le poursuivrait longtemps.
Tant de choses à dire. Pourtant, il lui était si difficile de parler.
Il s’éclaircit la voix, dans un silence de plomb.
L’impression d’une mascarade. D’une terrifiante mascarade…
Pourtant, il se lança, imaginant qu’il parlait à son ami. Imaginant que Pierre l’entendait. Qu’il était le seul à l’entendre.
— Pierre, tu n’aimais pas qu’on parle de toi… Tu étais modeste. Tu étais… le meilleur ami que l’on puisse espérer… Et j’ai eu le privilège d’être ton ami. Et même plus que ça. Tu vas manquer à tellement d’entre nous… Tu vas tellement me manquer… Je… Je n’ai pas l’habitude des discours mais je voudrais trouver les mots pour… pour toi. Honorer ton courage, ton honnêteté… Ton engagement, ton dévouement pour une cause juste, magnifique… Mais aussi et surtout, ta gentillesse, tout l’amour et toute l’amitié que tu as su donner à ceux qui avaient la chance de vivre à tes côtés. Je… Je sais que ta disparition va nous faire mal longtemps… très longtemps. Toujours, en fait. Mais je sais aussi que tu es parti comme tu le souhaitais. Tu es mort dans les bras de la montagne, comme nous en rêvons tous…
Il s’arrêta de parler, étranglé par l’émotion. Il chercha les yeux de Nadia pour y puiser du courage. Mais n’y vit que des larmes.
— Et aujourd’hui, la montagne pleure…
Tournant le dos à l’Ancolie, Vincent était assis face au vide, en tête à tête avec le brouillard épais qui tapissait la vallée.
Ce soir, la montagne pleurait encore.
Galilée était couché près de lui, le museau posé sur sa jambe, compagnon silencieux, fidèle et compréhensif. Vincent caressait son pelage rêche d’un geste instinctif, rassuré par cette chaleur animale.
Car il avait peur. Tellement peur…
Peur de la solitude que lui infligeait la mort de Pierre.
Seul face à lui-même, seul face au visage de Myriam.
Deux chocs violents, coup sur coup.
Le premier lui avait fait plier un genou. Maintenant, il était à terre.
Il avait soudain envie de les suivre. Monter en haut d’un sommet, se jeter dans le vide. Ce vide qui le cernait. Qui l’avait toujours attiré.
Brusquement, Galilée dressa les oreilles puis remua la queue.
— Bonsoir, Vincent…
Il ne se retourna même pas.
— Je peux m’asseoir ? demanda la voix.
Il ne répondit même pas.
Alors Servane se posa discrètement à un mètre de lui.
— Vous voulez que je m’en aille ?
Il répondit par un signe négatif de la tête mais continua à fixer le néant.
— Je… Il faut que je vous parle, reprit la jeune femme. Tout à l’heure, à l’église…
— Pas maintenant.
— Mais c’est…
— S’il vous plaît, Servane, taisez-vous.
Elle scruta son visage, tenta d’accrocher ses yeux. Mais il était hypnotisé par la vallée.
— Regardez, ordonna-t-il.
Elle obéit et, au-delà des nuages, devina le soleil qui trébuchait sur les cimes.
Un crépuscule différent de tous les autres.
— C’est tout ce que j’ai, ajouta-t-il. Tout ce qu’il me reste…
Émotions inédites.
Elle était bien au milieu de son univers. Et même au milieu de sa peine.
— Alors il vous reste beaucoup, dit-elle enfin.
12
— Je ne savais pas que Pierre était conseiller municipal, dit Servane en mordant dans sa tartine de pain.
— Vous ne le connaissiez pas, rétorqua Vincent.
Encore une de ses réponses logiques !
La veille, elle était restée tard, reculant l’instant où elle devrait l’abandonner aux affres de la solitude. À moins que ce ne soit sa propre solitude qu’elle redoutait.
Lorsque enfin elle s’était décidée, sa voiture n’avait pas redémarré. Batterie à plat. Vincent l’avait mise en charge toute la nuit, mais avait refusé de raccompagner Servane jusqu’à Colmars. La jeune femme avait donc passé sa seconde nuit à l’Ancolie. Mais cette fois, dans la chambre du deuxième, avec le confort d’un vrai lit.
Et ce matin, Vincent avait bien voulu écouter ce qu’elle avait à lui apprendre : la violente dispute entre Pierre et le maire de Colmars.
— Elle est délicieuse, cette confiture ! C’est vous qui l’avez faite ?
— Non, c’est Nadia…
À la simple évocation de ce prénom, un courant d’air froid balaya la pièce.
— Pourquoi Pierre et le maire ont-ils failli se battre, la semaine dernière ? reprit Servane.
— Je n’en sais rien, avoua Lapaz.
— Vous pensez que ça peut avoir un rapport avec sa mort ?
— Non, je ne crois pas. Ils n’ont jamais pu se supporter mais de là à… Ils ont dû avoir un différend sur une affaire municipale et régler leurs comptes à la sortie.
Servane finit son café, jeta un œil à sa montre.
— Vous ne bossez pas, ce matin ? demanda-t-il.
— Si, je vais y aller… Mais j’ai encore quelque chose à vous dire. Hier, à l’enterrement, j’ai fait la connaissance de Ghislaine, la femme de Julien Mansoni.
— Et alors ?
— Alors… C’est un peu délicat… En fait, j’avais déjà vu cette femme à Saint-André.