— Normal, elle bosse là-bas !
— Oui, mais… Elle n’était pas seule…
— Qu’est-ce que vous essayez de me dire ? s’agaça Vincent.
— Elle était avec Pierre. Ils étaient ensemble, tous les deux.
Il resta stupéfait par cette annonce. Il avait dû mal comprendre. Mal entendre.
— Ensemble ? Ensemble comment ?
— Ensemble. C’était sans équivoque. Amants, quoi.
Le guide resta silencieux quelques secondes, visiblement abasourdi.
— Vous êtes sûre de vous ?
— Absolument certaine. Je ne connaissais pas sa femme, à l’époque. J’ai cru que c’était elle. Que c’était Nadia, je veux dire. Mais c’était bien Ghislaine Mansoni. Aucun doute. Et ils étaient bien amants. Aucun doute là non plus… J’ai comme l’impression que vous ne le saviez pas.
— Non, je ne le savais pas. Je dois dire que je tombe de haut… Je croyais que Pierre… Que Pierre me disait tout.
— Il y a des choses qu’on ne dit pas, même à son meilleur ami… Surtout pas à son meilleur ami, d’ailleurs ! D’autant que j’ai cru comprendre que vous êtes assez proche de Nadia…
— Elle est la femme de mon meilleur pote, c’est normal, non ?
— Oui, bien sûr. C’est peut-être pour ça que Pierre n’a jamais osé vous dire que lui et Ghislaine…
— Sans doute.
— Il faut que je me sauve, dit-elle en se levant. Je vais me faire engueuler par le chef !
— Merci d’être venue.
Ils se dirigèrent vers la porte et Servane se pencha pour caresser Galilée qui faisait de son mieux pour la retenir.
— Vous croyez que Julien Mansoni était au courant pour Pierre et sa femme ?
— Oh non ! affirma Vincent avec un sourire amer. Certainement pas !
— Et s’il l’avait appris récemment ?
— Vous êtes en train de me dire que vous soupçonnez Julien ?
— Vous savez, un mari jaloux qui tue son rival, c’est un grand classique…
Vincent secoua la tête, incapable d’imaginer une chose pareille.
— Il faudrait peut-être une enquête plus poussée, suggéra la jeune femme. Avec toutes ces informations, la piste des braconniers n’est plus la seule plausible… À condition qu’on reste sur la théorie du meurtre, bien entendu.
— Ne parlez pas de ça à Vertoli, pria Vincent. Je ne veux pas que cette histoire fasse le tour de la vallée… Ça serait une catastrophe pour Nadia et pour Julien, aussi. Pierre n’aurait jamais voulu ça.
Servane réfléchit un instant et lui adressa un sourire rassurant.
— D’accord. Je laisse le chef se concentrer sur les braconniers. À nous de suivre les autres pistes…
— Vous voulez mener une enquête parallèle ?
— Pourquoi pas ?
— Vous connaissiez à peine Pierre… Alors pourquoi faites-vous cela ?
— C’est mon boulot, non ?
Il acquiesça d’un hochement de tête.
— Je vous appellerai ! lança-t-elle.
La Mazda disparut dans les premiers rayons d’un soleil légèrement voilé. Vincent demeura un moment sur le pas de la porte, encore choqué par ce qu’il venait d’apprendre. Puis il retourna à l’intérieur, de nouveau seul face à ces interrogations, ses doutes.
Mais non, il n’était plus vraiment seul. Il y avait une jeune femme au visage pâle et aux yeux bleus qu’il avait du mal à cerner mais qui déjà lui manquait.
Ce fut Adrien qui ouvrit ; visage poupon qui avait perdu quelque chose de son insouciance.
— Salut, bonhomme ! dit Vincent en le prenant dans ses bras. Maman est là ?
— Dans la cuisine…
Le guide déposa Adrien et avança dans l’étroit couloir. Nadia était en train de préparer le dîner, une agréable odeur de poulet rôti envahissait la maison. Elle essuya ses mains sur le tablier noué autour de sa taille, se forçant à sourire à son visiteur.
— Bonsoir, Vincent… C’est gentil de passer.
— Je t’en prie… C’est normal.
Puis Nadia se tourna vers son fils.
— Adrien, va jouer dans le jardin, si tu veux. Je t’appellerai pour le dîner… D’accord ?
Le gosse attrapa son blouson et s’enfuit à la vitesse de l’éclair.
— Et Émeline ? s’enquit Vincent. Elle a repris l’école ?
— Pas encore. Elle reprendra lundi. Elle est dans sa chambre. Je vais l’appeler…
— Laisse. Je monterai la voir tout à l’heure.
— Tu dînes avec nous ? Ça ferait plaisir aux enfants…
— D’accord… Un coup de main ?
— Non, ça va… Sers-toi un verre.
Vincent s’assit sur une vieille chaise en bois et observa Nadia qui s’affairait devant les fourneaux.
Visage fatigué, cernes noirs. Rides sur le front.
Elle alluma une clope, s’appuya au plan de travail, à côté de la fenêtre entrouverte par laquelle elle pouvait surveiller son fils.
— Tu tiens le choc ? questionna Vincent.
— J’ai pas le choix. Ils n’ont plus que moi, maintenant.
Évidemment.
— Tu sais que tu peux compter sur moi. Si tu as besoin de quoi que ce soit…
— Je sais, Vincent. Je sais… Ce sont les enfants qui risquent d’avoir besoin de toi. Tu pourrais… Enfin, ta présence peut les aider à affronter l’absence de Pierre… Ils t’aiment beaucoup et puis ils vont avoir besoin d’un homme…
Elle éclata soudain en sanglots, le cœur de Vincent s’ouvrit en deux. Il hésita un instant puis s’approcha d’elle. D’un geste délicat, il caressa ses cheveux avant de la prendre dans ses bras.
— Excuse-moi !
— Tu n’as pas à t’excuser, Nadia. Pleure, ça fait du bien… Pleure…
Elle laissa exploser son chagrin, soulagée de trouver des bras protecteurs, de pouvoir s’abandonner à sa peine. Il lui fallut longtemps pour reprendre pied et Vincent sécha ses larmes en effleurant doucement son visage.
Ils étaient tellement émus, tellement proches.
— Je vais mettre la table, dit-elle. Tu veux aller voir Émeline ?
— J’y vais.
Il monta lentement l’escalier en bois, récupérant des forces avant d’affronter une nouvelle douleur. D’encaisser un nouveau chagrin. Il était venu pour ça, après tout.
Il trouva porte close, s’annonça et patienta sagement dans le couloir. Il entendit un bruit de tiroir, devina qu’elle cachait quelque chose. Émeline venait de sécher ses larmes, ses yeux rougis en témoignaient. Vincent l’embrassa affectueusement.
— Comment ça va, ma puce ? Je peux entrer ?
— Oui, bien sûr…
Il pénétra dans l’univers privé de la jeune fille où régnait un désordre inhabituel. Comme si quelqu’un avait fouillé la chambre de fond en comble.
— J’ai pas eu le temps de ranger, s’excusat-elle avant de s’asseoir sur le lit.
— Sans importance !
Il prit place à côté d’elle, attrapa un roman jeté sur l’oreiller. L’Enfant et la Rivière d’Henri Bosco.
— Je l’ai lu quand j’étais petit ! se remémora-t-il avec un sourire forcé.
Tout était forcé, depuis que Pierre était parti. Les sourires, les paroles et tout le reste.
— Ça t’avait plu ? bavarda la gamine.
— Oui… Et toi ?
— Bof… On le lit pour l’école.
L’école. Celle qui revêtait tant d’importance la semaine d’avant. Et qui n’était plus qu’un détail dans cette vie brisée.
Émeline ne bougeait plus, fixant ses pieds nus qui se balançaient dans le vide. Vincent passa son bras autour de ses épaules et l’attira contre lui. Bien sûr, elle se mit à pleurer doucement, sans bruit. Comme si elle avait attendu le signal. Celui qui permettait de se laisser aller.