— Je suis sûr que Vertoli ne tardera pas à refermer ce dossier. Je prends les paris qu’il va l’archiver dans peu de temps !
— Vous êtes injuste, Vincent ! L’adjudant fait bien son boulot et gère au mieux les effectifs disponibles… Et puis on a si peu d’éléments… Plus j’y pense, plus je me dis que Pierre a très bien pu tomber.
— Regardez dans la boîte à gants, ordonna sèchement le guide.
— Quoi ?
— Prenez l’enveloppe dans la boîte à gants…
— La facture de téléphone ?
— Mais non ! L’autre… Une lettre anonyme reçue ce matin même.
Servane découvrit la photocopie.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
— Visiblement, c’est une copie du cadastre avec deux terrains désignés en rouge… Au début, j’ai cru que c’était une erreur de destinataire, mais je suis maintenant certain que quelqu’un a voulu m’envoyer un message.
— Ce sont deux terrains situés sur la commune de Colmars… À qui appartiennent-ils ?
— Comment voulez-vous que je le sache ? Faut que j’aille consulter le cadastre pour le découvrir !
— Ça a été posté dans la vallée, constata Servane. Et l’enveloppe a été remplie à la machine à écrire… C’est vrai que c’est assez bizarre. Vous pensez que ça peut avoir un lien avec Pierre ?
— Avouez que c’est troublant ! J’irai voir ça dès demain…
— Tenez-moi au courant.
Il la regarda en souriant.
— Bien sûr, brigadier Breitenbach ! Je n’y manquerai pas !
— Ça vous agace que je sois venue aujourd’hui ?
— Pas du tout… Qu’est-ce qui vous fait croire ça ?
— Votre attitude !
— Vous savez bien que j’ai un sale caractère ! Et puis c’est vrai que vous me tapez parfois sur les nerfs !
— Eh bien, si vous voulez tout savoir, c’est réciproque !
— Alors pourquoi vous êtes là ?
— Parce que je veux progresser et que vous êtes le seul guide dans cette vallée…
— Eh oui, le seul, l’unique !
Ils traversèrent la station de La Foux d’Allos où les touristes étaient encore assez peu nombreux en ce dixième jour du mois de juillet. Le gros des troupes attendrait le 14 pour débarquer. Vincent vérifia dans son rétroviseur que la voiture des Niçois suivait bien et s’engagea sur la route sinueuse du col d’Allos. Servane ne parlait plus, obnubilée par les paysages qui défilaient. À moins qu’il ne l’ait froissée ou qu’elle ait le vertige sur cette départementale à flanc de montagne. Il ne chercha pas à connaître la raison de ce silence et leva le pied car il avait semé ses clients. Quelques minutes plus tard, la route cessa de grimper.
— Voilà, on est arrivés ! dit Vincent en rangeant la voiture sur un parking en terre. Nous sommes au col d’Allos.
En sortant de la voiture, Servane fut accueillie par un vent glacial qui balayait violemment ce paysage lunaire.
— Il gèle ! Et j’ai oublié ma polaire, avoua-t-elle d’un air penaud.
— Je vois que vous êtes effectivement en progrès ! ricana Vincent. Mais heureusement pour vous, j’ai toujours du rab dans mon sac…
M. Machin Chose sortit du coffre de la Mercedes deux magnifiques blousons flambant neufs, tandis que les Marseillais se contentèrent de vieux sweat-shirts molletonnés. Vincent attendit patiemment que tout le monde soit équipé, puis désigna du doigt le sommet qu’ils allaient affronter. Servane sentit soudain ses forces l’abandonner. La tâche semblait difficile. Mais pourquoi ces gens-là y arriveraient-ils et pas elle ?
— Allons-y ! ordonna le guide en passant en tête.
Le petit groupe se mit en marche et Vincent retrouva avec un plaisir non dissimulé son véritable travail, sa vraie passion. Emmener les autres à la découverte de son univers. Être celui que l’on suit les yeux fermés.
Berger des humains, prophète de la montagne.
Nadia poussa la porte du bureau de Pierre, s’arrêta un instant sur le seuil, hésitant à aller plus loin. Depuis la mort de son mari, elle n’avait pas mis les pieds dans cette pièce.
Ce sanctuaire.
Enfin, elle s’avança, ouvrit les volets et s’installa dans le fauteuil. Tout ici lui rappelait l’absent : bouquins par dizaines, documents de travail du Parc, photographies. Avant, elle ne venait quasiment jamais ici. C’était l’univers de Pierre, son jardin secret. D’ailleurs, cet endroit semblait encore habité ; comme s’il allait rentrer ce soir. Un livre ouvert traînait juste à côté de l’ordinateur. Les Rapaces nocturnes d’Europe. La page étudiée était consacrée au grand-duc. Pierre était si fier qu’un couple soit revenu coloniser la vallée depuis deux ans ! Nadia ne chercha pas à retenir ses larmes. Les coudes posés sur le bureau, le front calé entre ses mains, elle se laissa aller à cette détresse légitime. En perdant Pierre, elle avait perdu le centre de sa vie, la moitié d’elle-même.
Comment survivre à cette monstrueuse déchirure ?
Dans le jardin, les enfants se chamaillaient. Sa raison de vivre, son œuvre. Voilà comment elle tiendrait. Comment elle survivrait à celui qui n’était plus. Ou du moins qu’elle essaierait…
Elle sécha ses larmes et tenta de sourire à leur photo de mariage accrochée au-dessus du bureau.
— T’en fais pas, mon amour… Je prendrai soin d’eux…
Elle décida de ranger un peu la pièce. Elle disposa les livres sur les étagères, dans le bon ordre, comme il l’aurait voulu. Puis rassembla les papiers qui traînaient çà et là en tentant de les classer. Sa tâche terminée, elle redescendit au rez-de-chaussée et jeta un œil dehors. Adrien jouait à la balançoire tandis qu’Émeline s’était attablée sur la terrasse et faisait ses devoirs de vacances. Une élève modèle, une enfant parfaite. Elle allait mieux depuis que Vincent lui avait parlé. Il avait toujours su comment la prendre.
En cherchant son paquet de cigarettes, Nadia posa les yeux sur le portable de Pierre, récupéré sur les lieux du drame. Miraculeusement intact. Sans doute avait-il glissé dans la pente et avait-il été stoppé par un rocher.
Ce putain de portable qui n’avait même pas permis de lui sauver la vie !
La batterie était vide, elle décida de le brancher ; sans trop savoir pourquoi. Elle le mit en marche, consulta la messagerie. Peut-être quelqu’un avait-il cherché à le joindre depuis qu’il n’était plus là ?
Vous avez quatre nouveaux messages — le 15 juin à 14 h 52… Pierre, c’est Ghis ! Je… Je voudrais que tu me rappelles, s’il te plaît… C’est pas possible que ce soit terminé entre nous, je ne peux pas l’accepter… Julien part chez ses parents ce week-end et je me suis dit qu’on pourrait peut-être se voir, pour discuter… S’il te plaît, rappelle-moi vite, mon chéri… Tu me manques. Je t’embrasse.
Nadia avait cessé de respirer.
Non…
Impossible. Inimaginable.
Sa vie venait de s’écrouler, une seconde fois. Machinalement, ses doigts archivèrent le message meurtrier, le téléphone passa au suivant :
Le 15 juin à 16 h 30 : Chéri ? C’est moi ! Je suis devant l’école et je t’attends. Je te rappelle qu’on a rendez-vous avec l’instit d’Adrien ! Dépêche-toi !
Nadia s’était ratatinée sur le sol et s’entendait parler. Parler à ce traître qui avait été son mari. Elle appuya à nouveau sur la touche 2, les yeux hagards.