— Eh bien, c’est un immigré italien qui est arrivé dans la vallée il y a très longtemps… Il a d’abord aidé aux travaux forestiers et puis ensuite, il a fait berger durant les mois d’été. Il garde encore un troupeau en estive… Au Vallonet.
— Et vous lui parlez, parfois ?
— Il n’aime guère parler, mais avec moi, il consent à échanger quelques mots… C’est même un excellent informateur !
— Un informateur ? s’étonna la jeune femme.
— Oui, il me balance parfois des trucs qu’il a pu observer… Il est toujours sur le terrain, il voit tout ce qui se passe !
— Mais il parle notre langue ?
— Ça dépend comment il est luné ! Souvent, c’est un mélange d’italien, de patois et de français, mais j’arrive à le comprendre… Pourquoi ce vieux type vous intéresse-t‐il autant ?
— Je l’ai croisé à deux reprises et il m’a paru vraiment étrange…
— Vous verrez, les types étranges, c’est pas ça qui manque dans le coin !
Et comme pour illustrer ses paroles, les trois ennemis du loup sortirent du bar. Servane reconnut alors Portal, le fameux employé de la mairie de Colmars. Ils jetèrent un regard venimeux à Baptiste qui éclaboussa Servane au passage. Mais aucun d’entre eux n’osa s’attaquer verbalement au garde.
— J’étais sûre qu’ils allaient balancer une vanne en passant ! dit Servane.
— Ils ne s’amusent pas à ça avec moi, répliqua Baptiste.
— Ah bon ? Pourquoi ce traitement de faveur ?
— Parce que je suis leur seul interlocuteur pour tout ce qui concerne la chasse… Alors vaut mieux pour eux qu’ils ne me cherchent pas trop.
— Mais la chasse est interdite dans le Parc !
— En zone centrale, oui. Mais en zone périphérique, elle est autorisée… Et là, c’est avec moi qu’ils négocient le nombre de bêtes qu’ils peuvent prélever.
— Pourquoi est-ce à vous que revient cette corvée ?
— Parce que je suis le seul à chasser dans l’équipe.
— Vous chassez ? s’exclama Servane. Ça alors !
— Ça vous étonne ?
— Ben… Oui. Vous chassez quoi ?
— Le chamois.
Elle fit une grimace de dégoût.
— Pourtant, il n’y a pas plus sévère que moi pour traquer les braconniers ou ceux qui abusent, précisa Baptiste.
— C’est un peu contradictoire, non ?
Il laissa flotter son fameux sourire mystérieux et tritura sa moustache.
— Toute manière, il fallait bien que quelqu’un s’en charge…
— C’est sûr… Mais je n’arrive pas à croire que vous tuez ces chamois que vous protégez d’autre part.
— Je tue très peu de bêtes par an et je les choisis bien… Je n’abats que les vieux mâles ou ceux qui sont malades.
— C’est encore plus dégueulasse !
— Vous avez le droit de le penser, dit-il. Toute manière, j’ai toujours chassé et je chasserai toujours.
— Vieil Ours essaie de vous convertir à la chasse ?
Servane tourna la tête ; Vincent se tenait derrière elle.
— Vieil Ours ? répéta-t-elle.
— C’est comme ça que l’appellent ses amis, précisa le guide en s’asseyant à la table.
— Vieil Ours ou Jeune Premier, il ne risque pas de me convertir ! assura-t-elle.
— Tant mieux ! dit Vincent en faisant un signe au patron. Sinon, je ne vous adresse plus la parole !
— Vous lui parlez bien à lui ! souligna-t-elle avec pertinence.
— C’est vrai… Mais lui, c’est un cas à part.
— Toute manière, il est bien obligé de me parler ! répliqua Baptiste. Sinon, il perd son agrément du Parc…
— Tout de suite les menaces ! dit Vincent en riant.
Servane les considéra avec tendresse. Elle se sentait bien en compagnie de ces hommes, bourrés de contradictions mais tellement attachants. Attachants parce que attachés à leur terre par de profondes racines. Ils avaient de la chance d’avoir une passion et de pouvoir la vivre pleinement. Elle repensa soudain à ce jeune homme aux yeux verts qui n’en avait aucune et semblait si triste.
Et moi ? Ai-je une passion ? Aucune. Ni aucune racine, d’ailleurs.
— Vous êtes bien songeuse, remarqua Vincent en dégustant le café que le patron avait daigné lui servir.
— Je réfléchissais à des trucs, dit-elle. Je me disais que… Que vous avez beaucoup de chance, tous les deux. Vous avez une passion et vous en vivez chaque jour…
— Ce n’est pas une question de chance, rétorqua Vincent. Il suffit juste de savoir ce qu’on veut dans la vie. Et à partir de là, il n’y a plus d’obstacle insurmontable…
Bien sûr, jamais d’obstacle insurmontable. Telle était sa devise.
— On y va, brigadier ? Les premiers clients ont dû arriver…
— On y va, répondit-elle en fouillant ses poches à la recherche de monnaie.
— Vous faites quoi ? demanda Baptiste.
— La boucle des lacs.
— Ah… Je vais monter là-haut, moi aussi… On se croisera peut-être !
Servane et Vincent s’éloignèrent en direction de la place de l’office du tourisme et aperçurent six randonneurs qui attendaient patiemment.
— Vous m’accordez deux minutes ? s’excusa Servane. Il faut que je passe payer ma place à l’office…
— Pas la peine, coupa le guide. Vous êtes mon invitée.
— Hors de question !
— Servane, s’il vous plaît… Faites-moi plaisir : acceptez.
— Bon, d’accord… Mais seulement pour cette fois.
Vincent parut satisfait et s’avança pour saluer ses clients. Après leur avoir brièvement exposé le programme du jour, il prit le volant du pick-up pour ouvrir la route au cortège qui allait monter vers le parking du Laus. Servane, à ses côtés, paraissait plutôt fière d’avoir droit à cette place de privilégiée.
— Alors ? demanda-t-elle. Vous avez repéré une proie ?
Il resta interdit quelques secondes puis entra finalement dans son jeu.
— Peut-être… La brune aux cheveux courts est pas mal et elle m’a dévoré des yeux !
— La petite avec un gros cul ?
Il partit dans un éclat de rire et tourna la tête vers sa passagère qui le toisait avec impertinence.
— Elle ne vous plaît pas ? demanda-t-il.
— Non, elle ne me fait aucun effet ! Visiblement, nous n’avons pas les mêmes goûts !
Elle s’étonnait de pouvoir parler ainsi à cet homme. Évoquer ce sujet tabou avec une inattendue complicité.
— Alors vous me la laissez ? conclut le guide.
— Vous êtes horrible ! s’indignat-elle. Vraiment horrible !
Ils dépassèrent le hameau du Villars-Haut, dernières maisons avant l’entrée en zone centrale. Le soleil était au rendez-vous aujourd’hui et la neige avait déserté les sommets les plus hauts. L’été était bien là, désormais.
— J’ai des choses à vous raconter, annonça soudain Vincent. Hier, je suis passé voir le notaire de Saint-André et je l’ai un peu cuisiné sur l’affaire des deux terrains…
— Il a accepté de vous renseigner ? s’étonna la jeune femme.
— Disons qu’il me doit quelque chose… J’ai sauvé son fils qui avait chuté en montagne. C’est grâce à moi qu’il est encore vivant.
— Dans ce cas, il doit même vous bénir ! Et alors ?
— Alors, Portal a acheté ces terrains au mois de janvier et les a revendus à la mairie au mois de mars de la même année.
— Il ne les a gardés que deux mois ?
— Tout juste deux mois !
— Qui lui a vendu ces parcelles ?