— Ben… C’est Julien…
— Julien Mansoni ? s’exclama la jeune femme.
— Oui, Julien Mansoni… Il en avait hérité de sa tante plusieurs années auparavant et avait essayé de les vendre sans succès… Jusqu’à ce que Portal arrive comme par miracle !
— Et combien Julien a-t-il vendu ces deux terrains ?
— Presque rien, révéla Vincent. Portal a acheté les deux parcelles pour une poignée de figues et les a revendues à prix d’or à la mairie… C’est donc bien une magouille entre le maire et son employé.
Servane réfléchit quelques instants et descendit la vitre pour humer l’air frais de la mélèzeraie.
— Ça, c’est la meilleure hypothèse, dit-elle soudain. On peut en imaginer une autre.
— Je vous écoute…
— Et si Portal n’avait fait que servir de prête-nom dans cette transaction ?… Imaginons que ce soit Julien qui ait reçu l’argent de la mairie… Mais qu’il ne voulait pas que ce soit officiel… Portal a pu servir de prête-nom. Et dans ce cas, ce n’est plus une magouille entre le maire et Portal : c’est une magouille entre le maire et Julien Mansoni.
— Je crois que vous vous égarez, Servane ! Julien n’a jamais été un pote du maire ! Ils se détestent même cordialement !
— Peut-être… Mais on peut tout imaginer… Il ne faut rien négliger.
— Non, je crois que vous faites fausse route, s’entêta le guide. Pour une raison que nous ignorons encore, le maire voulait donner du fric à Portal et il a monté cette transaction bidon pour lui verser une forte somme en toute légalité… Et c’est Julien qui, sans le vouloir, a pu permettre cela…
— Ce Portal, a-t-il l’air d’avoir du fric ? demanda la jeune femme.
— J’en sais rien, avoua Lapaz. À part pour lui casser la gueule, je ne le fréquente guère !
— Évidemment… Mais vous pouvez savoir s’il vit dans un taudis ou s’il est propriétaire d’un magnifique chalet !
— Je sais simplement qu’il habite à Villars-Heyssier, un petit village un peu plus bas dans la vallée. À l’entrée des gorges de Saint-Pierre. Mais j’avoue que je ne sais pas s’il est propriétaire de sa maison ou s’il la loue. De toute façon, il ne s’agit pas d’un superbe chalet au pied des pistes !
— Et sa bagnole ?
— Un vieux Range Rover.
— Pourtant, en touchant tout cet argent de la mairie, il aurait pu s’acheter un chalet ou une voiture neuve… Vous ne croyez pas ?
— Si, bien sûr… Mais il a pu placer ce fric pour ses vieux jours… C’est peut-être un gros radin !
— Peut-être… Mais il reste une troisième hypothèse… Et si Lavessières s’était payé lui-même ? Dans ce cas, Portal sert aussi de prête-nom, mais là, le maire détourne l’argent public pour le mettre dans son propre portefeuille… Il file le fric à Portal qui le lui reverse…
Vincent la considéra en souriant.
— Vous savez quoi ?… Vous avez une imagination débordante, brigadier !
— Merci !
Ils arrivèrent sur le parking du Laus où quelques dizaines de voitures étaient déjà stationnées. Les randonneurs se regroupèrent autour de leur guide et ils se mirent en marche après que Vincent eut discuté quelques minutes avec l’hôtesse d’accueil du Parc qui prenait le soleil devant le petit point d’information.
— Celle-là, aussi ? questionna Servane à voix basse.
— Non, pas elle ! Elle est mariée et a deux gosses…
— Et alors ? Depuis quand ça vous arrête ?
— Depuis que son mari mesure presque deux mètres et pèse une bonne centaine de kilos ! répondit-il en riant. Mais c’est surtout un ami…
— Dans ce cas… !
Il se retourna, considérant les clients qui le suivaient sagement ; groupe hétéroclite dont chaque membre attendait quelque chose de différent de cette journée.
— Tout va bien ? lança le guide.
Visiblement, tout allait bien. Ils avaient entamé leur ascension vers le lac d’Allos, par ce large sentier ne présentant aucune difficulté. Mais au bout de dix minutes, Vincent bifurqua à gauche en direction du col de la Cayolle et du mont Pelat. Montée assez raide, chemin plus étroit.
Servane ne souffrait plus comme à ses débuts. Elle avait pris de l’endurance, avait le pied plus sûr. Elle laissa passer les clients devant et ferma la marche, ne voulant pas accaparer Vincent.
Alors, elle prit le temps de regarder.
Regarder le ciel incroyablement pur, écouter le chant du vent qui jouait avec la cime des arbres, sentir la terre qui se séchait aux premiers rayons du soleil ; toucher l’écorce rugueuse d’un pin ou les aiguilles étonnamment douces d’un mélèze, goûter à l’humidité du sous-bois.
Admirer les camaïeux du lichen sur les rochers. S’émerveiller devant le vol souple et gracieux d’un pinson des neiges, s’étonner de la voix puissante d’un minuscule troglodyte.
Avec Vincent, chaque pas devenait une découverte pour ceux qui avaient soif d’apprendre. Il était le narrateur de ces lieux, l’inventeur de ces trésors. Protecteur de ce fragile équilibre. Et Servane sortait doucement de la cécité. Éblouie par tant de lumière, de beauté et d’ingéniosité.
Vincent n’était plus un guide.
Il était son guide.
André Lavessières passa à son cabinet alors que la matinée touchait à sa fin : quelques parapheurs à signer et la préparation du prochain conseil municipal à terminer. Enfoncé dans son magnifique fauteuil en similicuir, il approuva la notification d’un marché public attribué à une entreprise implantée à Digne ; la boîte du cousin de sa femme. On n’est jamais aussi bien servi que par soi-même.
Lavessières avait dépassé depuis peu la cinquantaine. Pas très grand, trapu, assez corpulent, il arborait un visage doux et rieur, des yeux clairs et des cheveux poivre et sel. Mais derrière ce sourire débonnaire se cachait une dentition acérée, une volonté en acier trempé. Ce que le maire voulait, il l’obtenait. Quelle que soit la méthode à employer. Fin négociateur et grand prêtre de la démagogie qu’il avait érigée en art, il tenait d’une main de fer les rênes de la commune. Un homme craint et respecté par la majorité des habitants qui voyaient en lui quelqu’un proche de leurs problèmes. Mais surtout, le premier employeur de la vallée. Sans lui, sans son accord, rien n’était possible ici. Même le maire d’Allos n’était qu’un de ses valets. Tel un énième employé communal.
Il tutoyait tout le monde, en bon père de famille. Tout le monde le vouvoyait.
Il se penchait sur les deux délibérations à présenter au conseil municipal lorsque la sonnerie du téléphone l’interrompit.
— C’est Marc Bello, annonça sa secrétaire. Il tient absolument à vous parler, il dit que c’est très urgent.
— Passe-le-moi…
Marc Bello, le clerc de maître Grimaldi, notaire à Saint-André.
— Marc ! Comment ça va ?
— Très bien, monsieur Lavessières. Je vous remercie…
— Qu’est-ce qui t’arrive ?
— Je voulais vous parler de quelque chose qui pourrait vous intéresser… Hier, Lapaz est venu voir maître Grimaldi…
— Lapaz ?
— Oui, le guide…
— Je sais qui est Lapaz ! Qu’est-ce qu’il voulait ?
— Je ne sais pas trop parce qu’il s’est enfermé dans le bureau avec Grimaldi…
Lavessières poussa un soupir agacé. Était-il besoin de le déranger pour si peu ?
— Mais au bout de dix minutes, enchaîna Bello, le vieux m’a demandé de lui apporter le dossier de la vente des deux terrains… Les terrains que Portal a achetés à Mansoni.
Lavessières serra les mâchoires, ses dents émirent un sinistre grincement. Ça devenait bien plus intéressant. Contrariant, surtout.