— Et comment t’as fait ? s’étonna Hervé d’un ton condescendant. La route est longue, jusqu’à Castellane…
— Ben, j’ai simplement changé de voiture à Colmars, raconta le géant. Comme me l’avait conseillé m’sieur André… J’ai pris la voiture de ma femme qu’était garée contre les fortifications et l’autre a rien vu ! Y connaît pas la nouvelle voiture de ma femme !
— Et pour le retour ? questionna Hervé qui avait décidément du mal à croire que Portal puisse passer inaperçu.
— Ben… Je l’ai pas suivi pour le retour. J’ai roulé loin derrière… Parce que là, j’m’suis dit qu’il allait finir par me voir ! Mais je crois qu’il est rentré chez lui, de toute façon…
— Bon, coupa André, tu as fait du bon boulot, Portal. Maintenant, je vais t’expliquer la suite. Alors ouvre grand tes oreilles…
Portal ouvrit plutôt la bouche et resta suspendu aux lèvres de son patron, comme impressionné par tant d’ingéniosité.
19
Vincent offrit à ses clients un rafraîchissement bien mérité au terme d’une course particulièrement ardue : la montée jusqu’au sommet du mont Pelat sous un soleil de plomb.
La saison battait son plein et, au soir de ce 10 août, il espérait engranger suffisamment d’économies pour tenir jusqu’à Noël, voire plus. D’autant qu’à la fin du mois de septembre, il organiserait un trek de six jours au Canada pour le compte d’une agence de voyages parisienne. De quoi renflouer ses comptes et partager une belle aventure.
De toute façon, depuis longtemps déjà, Vincent avait décidé de ne jamais se laisser régenter par l’argent et ne regrettait pas ce choix. En exerçant le métier de guide, surtout dans cette vallée de moyenne altitude, il n’avait aucune chance de devenir riche. En tout cas, riche au sens où l’entendent la plupart des gens. Mais à ses yeux, il était des richesses bien plus importantes… Servane avait pu avoir un jour de repos et s’était jointe au groupe. Elle accomplissait d’incroyables progrès, luttant contre son vertige toujours présent, toujours gênant. Avec une force de caractère épatante.
Vincent observait cette évolution d’un regard qu’il aurait voulu amical mais qui trahissait son trouble.
Chaque jour, il se répétait qu’il ne devait pas aimer cette femme ; chaque jour qui passait s’obstinait à les rapprocher encore.
Comme une inéluctable souffrance.
Il avait senti à quel point il comptait pour elle. Pourtant, la confiance, le respect et l’amitié ne suffisaient pas à combler son cœur. Il avait beau essayer de le nier, il était amoureux.
Un psy lui aurait peut-être expliqué qu’il s’était épris de ce qu’il ne pouvait atteindre. Mais Vincent ne l’aurait pas écouté. On ne lutte pas contre ce genre de sentiments.
Elle était là, près de lui, complice, souriante et rayonnante. Une présence qui était presque un bonheur. Presque… Insuffisant et fragile mais dont il savourait chaque seconde. Il y avait tellement longtemps qu’il n’avait pas ressenti cela ; années perdues ou peut-être gagnées…
Les clients partis, Vincent et Servane se retrouvèrent en tête à tête à la terrasse du café. Le guide appréhendait la séparation qui s’annonçait.
Il n’y avait pas trente-six façons de prolonger cette journée.
— Tu veux dîner avec moi ? proposa-t-il.
— Ben… c’est toujours toi qui m’invites…
— Quelle importance ?
— Ça me gêne un peu…
— Ça n’a pas à te gêner. Et puis je me vois mal débarquer à la caserne !
— D’accord, accepta-t-elle enfin. Avec plaisir…
— Il faut que je passe au supermarché, mon frigo est vide ! T’as qu’à m’attendre en haut.
— Je vais te filer un coup de main pour les courses, c’est la moindre des choses !
— Non, ça ira. Il faut aussi que je passe récupérer mon fric à l’office du tourisme. Monte et fais comme chez toi. Si tu veux prendre une douche ou te reposer…
— OK… Mais j’ai un truc à te demander…
— Quoi ? Tu veux quelque chose de particulier pour le dîner ?
— Non, je te fais confiance ! Je… Je peux prendre le pick-up pour remonter ?
Il éclata de rire.
— Je rêve de le conduire ! ajouta-t-elle. Pourquoi tu te marres ?
Il lui confia les clefs du chalet et celle du 4 x 4.
— Je te promets d’en prendre soin ! fit-elle.
— Contente-toi de pas le mettre dans le ravin, ça sera déjà bien !
Elle grimpa dans le Toyota qui démarra au quart de tour. Mais elle cala dès le premier mètre et adressa un sourire embarrassé à son ami. Elle redémarra, s’éloigna enfin, toujours sous le regard de Vincent qui l’observait en souriant.
Il avait changé. Depuis que Servane était entrée dans sa vie, depuis qu’elle était tombée en panne sur cette piste.
Depuis que Myriam était morte, aussi. Et Pierre…
Un été qui laisserait des empreintes profondes. Des blessures cruelles.
Mais il avait déjà tant de cicatrices…
Servane baissa le pare-soleil et s’engagea sur la piste. Finalement à l’aise au volant de cette énorme machine, elle décida d’accélérer sur le chemin chaotique. Avec cet engin, elle pouvait se le permettre. Elle baissa le son de l’autoradio pour se concentrer sur la conduite. Et puis la musique classique n’était pas trop son truc. Même si elle avait écouté à plusieurs reprises cet entêtant morceau de violoncelle où l’archet faisait vibrer ses nerfs aussi sûrement que les cordes de l’instrument.
Ce morceau si triste. Comme Vincent.
Elle aurait aimé le rendre heureux, détenir en elle ce pouvoir. Mais la vie en avait décidé autrement.
Manifestement, ce concerto lui filait des idées noires. Elle prit la cassette dans le vide-poche, regarda furtivement le nom de l’auteur de ces notes sublimes : Edward Elgar.
— Enchantée, mon vieux ! Mais t’arriveras pas à me foutre les boules ce soir, j’ai passé une trop bonne journée !
Elle accéléra encore, dégustant le plaisir de conduire cette incroyable voiture qui avalait la piste sans aucun effort. Un peu tape-cul mais vraiment marrant. Elle arriva trop vite à l’Ancolie, descendit en sautant à pieds joints.
— Gali ! Viens le chien !
Elle récupéra les sacs dans la benne du pick-up, eut du mal à soulever celui de Vincent.
— Comment il fait pour marcher des journées entières avec ça sur les épaules ? Ça pèse une tonne…
Finalement, elle ne prit que son barda, abandonnant celui du guide dans la bagnole.
— Galilée ! Viens là !… Où t’es passé ?
Sur le perron du chalet, elle chercha les clefs dans sa poche. C’est alors qu’elle s’aperçut qu’elle avait les pieds dans une flaque.
Écarlate.
Une véritable traînée d’hémoglobine s’étirait de la porte au bout du perron.
Gorge serrée, cœur en alerte, elle commença à suivre lentement ce macabre chemin. Arrivée à l’angle de la terrasse, où trois petites marches descendaient dans la prairie, elle ne put se retenir de hurler, portant une main devant sa bouche. En bas des escaliers, au milieu d’une mare rouge vif… Gueule ouverte, membres tétanisés, pelage couvert de sang…
— Seigneur ! murmura Servane.
Elle parvint enfin à faire un mouvement, descendit d’un pas hésitant.
Vérifier qu’il était mort.
Elle s’accroupit, tendit une main tremblante vers la tête de l’animal. Mais elle ne put le toucher et se releva d’un bond pour reculer précipitamment. Incapable de supporter plus longtemps la vue de ce cadavre effrayant, elle courut se réfugier à l’autre bout de la terrasse.