S’éloigner, le plus loin possible.
Assise sur le bois chauffé au soleil, elle replia ses jambes devant elle, posa le front sur ses genoux. Souffle court, mains moites, spasmes nerveux.
Et Vincent qui allait arriver d’une minute à l’autre ! Mon Dieu ! Comment allait-il réagir ?
Lapaz tenta de passer la seconde mais le moteur de la Mazda manifesta bruyamment son désaccord. Il repassa en première, continua à avancer lentement sur la piste.
Il n’avait jamais mis autant de temps à parcourir ces kilomètres et fut soulagé de voir enfin le dernier virage apparaître. Plus que quelques dizaines de mètres et il serait à l’Ancolie. Il avait acheté de quoi préparer un délicieux repas, choisissant les mets préférés de Servane dont il commençait à connaître les goûts.
Mais pourquoi faisait-il tout cela ? Pour être près d’elle. Avec elle.
Parce que loin d’elle, c’était douloureux. Seulement pour ça…
Le visage de Laure apparut brusquement, en filigrane sur le pare-brise.
Être loin d’elle, c’était douloureux. Et Servane ne panserait jamais cette plaie béante.
Alors, pourquoi s’acharnait-il ?…
Il allait droit dans le mur, n’avait pourtant pas la force de faire marche arrière.
Il gara la voiture à côté du pick-up qu’il ne put s’empêcher de détailler, vérifiant qu’il était encore en un seul morceau.
Vieux réflexe typiquement masculin.
Il prit les sacs de provisions sur la banquette arrière et vit Servane s’avancer vers lui.
— Alors ? T’es tombée amoureuse de ma bagnole ? Tu veux me l’acheter ?… Je te fais un prix, si tu veux !
Il croisa ses yeux emplis d’effroi ; le visage de quelqu’un qui s’apprête à annoncer une catastrophe.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Vincent…
Comment lui dire ?
Il posa les sacs par terre, s’approcha.
— Servane, qu’est-ce qui se passe ?
— C’est… Galilée.
— Galilée ? Quoi ? Qu’est-ce qu’il a fait ?
— Rien… Il est mort.
Vincent resta sans réaction. Comme si Servane venait de lui parler dans une langue inconnue.
— Viens, ajouta-t-elle. Il est là, sur le côté…
Elle se dirigea vers l’angle du chalet et, après quelques secondes d’hésitation, il la suivit. Il s’arrêta net face à la dépouille martyrisée.
— Je suis désolée, Vincent. Je n’ai rien pu faire. Je l’ai trouvé comme ça…
Il resta immobile encore un instant puis s’agenouilla à côté de son fidèle compagnon. Il le prit dans ses bras et le porta jusque sur la terrasse.
Affreux silence.
Il s’assit sur le vieux fauteuil en bois, le cadavre de son chien posé sur ses genoux. Puis se mit à caresser le corps presque froid avec des gestes délicats. Servane, face à lui, ne parvenait pas à capter son regard. Comme s’il s’était réfugié dans un autre monde. Inaccessible et profondément choqué.
— Vincent, murmura-t-elle. Dis-moi quelque chose…
Il releva la tête, se souvenant enfin qu’il n’était pas seul.
— Qu’est-ce qui lui est arrivé ? demanda-t-elle.
— Un coup de fusil, répondit-il en baissant à nouveau les yeux.
Il continua à passer sa main dans la toison rouge de Galilée. Servane respecta son silence ; de longues minutes s’écoulèrent. Jusqu’à ce qu’il dépose le chien sur le sol et parte récupérer une pelle dans la remise.
Vincent rentra dans le chalet alors que Servane finissait de mettre la table. Il était déjà tard, pas loin de 21 heures, et il avait mis longtemps à accomplir sa difficile besogne. Il se lava soigneusement les mains dans la cuisine tandis que Servane l’observait d’un air soucieux.
— J’ai quand même préparé le repas, dit-elle.
— Tu as bien fait.
— Il avait quel âge ?
— Sept ans.
Sept ans de complicité. Le seul à être toujours resté fidèle.
Vincent prit une douche puis ils s’installèrent à table. Et le guide ne prononça plus une seule parole. Muré dans le silence, dernière défense qu’il connaissait.
— Tu veux que je m’en aille ? demanda Servane. Si tu préfères rester seul, je peux comprendre…
— Reste, je t’en prie… Je suis désolé de ne pas être très bavard mais… Tu me trouves sans doute ridicule de réagir comme ça…
— Pas du tout. Je comprends très bien, tu sais.
— Il va me manquer.
— À moi aussi, il va me manquer… Tu crois que… Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Tu n’as pas compris ? s’étonna-t-il. C’est un avertissement. Voilà ce qui pourrait m’arriver si je continue.
— Mais… Ils ne savent pas que l’on mène cette enquête !
— Ah oui ? Tu crois que ta visite à la mairie est passée inaperçue ? Et quand je suis allé voir Julien pour lui parler de la station d’épuration… Peut-être même qu’ils m’ont à l’œil… J’en sais rien mais c’est signé : quelqu’un a abattu Galilée pour m’atteindre moi… Pour me prévenir que la prochaine décharge de chevrotine serait pour moi.
— Je n’en suis pas aussi sûre que toi… C’est peut-être un accident. Peut-être un braconnier… C’est vrai, Galilée a très bien pu aller traîner dans la forêt et…
— Qu’est-ce que tu racontes ? Il a été tué ici. Il n’y a aucune trace de sang sur la piste. Seulement sur la terrasse et à l’angle du chalet. Pour un gendarme, tu n’es guère perspicace !
Elle mit cette remarque cinglante sur le compte de la peine. Inutile de lui répondre : de toute façon, il avait raison. Galilée avait bien été abattu devant le chalet. Mais elle avait encore des doutes quant à la motivation du tueur. Ils continuèrent leur dîner dans une ambiance tendue. À peine quelques mots échangés. Une belle journée qui finissait mal.
— Tu veux qu’on laisse tomber l’enquête ? demanda-t-elle soudain.
— J’en sais rien. De toute façon, on est au point mort.
— Tu as peur ?
Il leva sur elle des yeux de colère. Qui l’impressionnèrent beaucoup. L’effrayèrent, presque.
— Peur ? C’est pour toi que j’ai la trouille, révéla-t-il.
— Pour moi ? Si tu veux qu’on continue, on continuera. Tu n’as pas à t’inquiéter pour moi.
— Et s’il t’arrive quelque chose ? Tu crois que je vais courir un tel risque ?
— Ne me prends pas comme alibi, Vincent. Je n’ai pas peur. Et si tu veux continuer, je suis prête à te suivre. Dès qu’on aura de nouveaux éléments bien sûr…
— Ces salopards ne l’ont même pas achevé, révéla Vincent. Il a dû agoniser pendant des heures… Voilà de quoi ils sont capables.
Servane ressentit une foudroyante nausée. Elle se leva, commença à débarrasser la table.
— Laisse ! ordonna Lapaz. Je le ferai tout à l’heure. Je vais te raccompagner jusqu’à la caserne… Je te suivrai avec ma caisse.
— C’est inutile ! Je suis capable de me défendre toute seule !
— Arrête, Servane. On fait comme j’ai dit.
— Hé ! Tu ne vas pas me suivre à la trace quand même !
— Il fait nuit et je ne veux pas que tu rentres seule… Tu n’as même pas ton arme !
— Et moi je ne veux pas que tu me serves de garde du corps ! répondit-elle avec agacement. C’est ridicule à la fin !
Elle enfila son blouson : pas la peine de rester plus longtemps ; la soirée risquerait de mal finir.