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— Ouais… Je vous offre un café ?

— Volontiers, répondit Vieil Ours.

— Au fait, qu’est-ce que vous foutez là ?

— On monte au lac, expliqua Cédric en enlevant son blouson. Y a un monde fou en ce moment… On passe nos journées là-haut. Mais on voulait aussi te parler de quelque chose…

— Asseyez-vous, proposa Vincent en disposant les tasses sur la table de la cuisine. Je vous préviens, ce café est infâme ! J’étais pas bien réveillé quand je l’ai dosé !

Cédric alluma une cigarette ; il semblait un peu mal à l’aise.

— Au fait, demanda Baptiste, où est ton clébard ? Je l’ai pas vu…

Vincent sentit sa gorge se nouer. Pour un peu, il aurait chialé.

— Il est mort. Hier soir.

— À cause du feu ?

— Non, avant.

— C’était pas ton jour ! conclut Baptiste.

— T’as raison… ! Qu’est-ce que vous vouliez me dire ?

— Voilà, commença Cédric, on est passés voir Nadia hier et on a trouvé qu’elle allait vraiment mal…

— Pas étonnant, répondit simplement Vincent.

— On s’était dit que tu pourrais peut-être aller lui parler, ajouta Baptiste en malmenant sa moustache.

— Je la vois tout à l’heure. J’emmène les clients aux ruchers… Qu’est-ce qu’elle vous a dit ?

— En fait, on est passés à l’improviste, et on l’a trouvée… dans un sale état, continua le jeune garde.

— Un sale état ?

— Visiblement, elle avait picolé et je crois qu’elle avait aussi avalé des saloperies… Des somnifères ou je sais pas quoi. Elle était allongée sur le canapé, elle délirait… Elle racontait des trucs bizarres…

— Quels trucs ? s’inquiéta Vincent.

Les gardes échangèrent un regard avant de poursuivre.

— Elle parlait de Pierre, continua Baptiste. Elle l’insultait… On n’a pas vraiment compris.

— Cherchez pas ! coupa Lapaz. Elle devait être dans une sorte de cauchemar et disait n’importe quoi… Et les gosses, ils étaient là ?

— Malheureusement oui ! Elle les avait enfermés dans leurs chambres.

— Putain !

— On a monté Nadia à l’étage et on a essayé de la calmer, reprit le jeune homme. Puis on a libéré les gamins et je leur ai préparé à bouffer en leur expliquant que leur mère était malade… Pendant que Baptiste restait avec elle.

— Elle a fini par s’endormir, enchaîna Vieil Ours. On a passé un moment avec les mômes et on les a couchés. J’ai dormi là-bas. J’avais peur qu’elle fasse une connerie pendant la nuit, tu comprends…

— Tu as bien fait, répondit Vincent avec gratitude. Je vais lui parler, essayer de la raisonner… Mais continuez à la soutenir de votre côté… Elle a besoin de chacun d’entre nous, maintenant.

— Toute manière, on la laissera jamais tomber, rétorqua Baptiste. Tu le sais bien…

Ils avalèrent leur café dans un silence gêné. Ils pensaient tous à Pierre, chacun à sa manière, mais n’aimaient pas partager la douleur. Pas avec des mots.

— C’est vrai qu’il est dégueulasse ton jus ! fit Baptiste avec une grimace explicite.

— Et Julien ? demanda soudain Vincent. Il va bien ?

— Ça va, acquiesça Cédric. Il compte les jours, mais ça va !

— Comment ça ?

— Après la saison, il part dix jours en Norvège avec Ghis… À la Toussaint.

— Ça doit coûter une fortune, un voyage pareil ! rétorqua Vincent. Déjà l’année dernière, ils sont allés au Brésil…

— Le fric est pas un problème pour eux, révéla Baptiste.

— Pourtant, vous êtes pas payés des masses ! insista le guide. Comment il fait ?

— Il est bourré de pognon ! dit Cédric en riant. C’est pas avec son salaire ni avec celui de Ghis qu’il pourrait se permettre ça ! C’est l’argent d’un héritage… L’oncle de sa femme, je crois…

— Un oncle d’Amérique ? demanda Vincent avec un sourire amer.

— Même pas ! Un bon Français, m’sieur !

L’héritage de l’oncle que personne ne connaît. Julien n’avait donc rien trouvé de mieux pour justifier de son train de vie auprès de ses collaborateurs. C’était presque navrant.

— Ils ont même acheté une baraque dans les Pyrénées il y a quelques mois, ajouta Baptiste. En plus de l’appartement qu’ils possèdent sur Nice…

L’enrichissement de Julien par Lavessières dépassait donc ce qu’imaginait Vincent.

— Il était sacrément riche, l’oncle André ! laissa-t-il échapper.

— Comment tu sais qu’il s’appelait André ? s’étonna Cédric.

— J’ai dit André comme j’aurais pu dire Raymond ou Jacques, corrigea le guide.

— Bon, on va y aller ? fit Baptiste en se levant. Les touristes nous attendent…

Sur le perron, il serra la main à son ami. Un peu fort.

— Si tu as besoin de matos ou d’un coup de main pour reconstruire ta remise, tu sais où nous trouver…

— Merci, vieux, répondit Vincent avec émotion. Merci…

Il les regarda s’éloigner puis ferma le chalet, se tournant une dernière fois vers la tombe de Galilée. Tout au bout du champ, juste en face des cimes. Vue imprenable.

Oncle André ne perdait rien pour attendre.

* * *

Nadia était merveilleuse. Malgré la nuit épouvantable qu’elle venait d’endurer, elle parlait avec passion de son métier à des clients sous le charme. Elle ôta sa combinaison et leur expliqua ensuite que les abeilles étaient en voie d’extinction, qu’il fallait réagir au plus vite, avant que l’humanité ne les suive dans leur déclin. Elle cita même la prophétie d’Einstein : Si l’abeille venait à disparaître, l’homme n’aurait plus que quelques années à vivre. Les randonneurs, effrayés, considérèrent subitement ces petites bestioles comme d’inestimables héroïnes ; sortes d’Atlas miniatures étayant la voûte céleste de leurs frêles antennes, empêchant ainsi le ciel de leur tomber sur la tête…

Vas-y, te gêne pas ma belle, traumatise mes clients ! songea Vincent avec un tendre sourire.

Légèrement à l’écart, il l’écoutait aussi. Son regard s’attarda presque malgré lui sur le décolleté pourtant sage de Nadia. Plutôt que de méditer sur la citation d’Einstein et la fin de l’humanité, il revivait leur nuit.

Cette passion aussi violente qu’éphémère qui lui procurait encore de sensuelles réminiscences.

Sensuelles mais douloureuses.

Une transgression qu’il portait comme un fardeau.

En souffrait-elle aussi ? Elle endurait tant de tourments ; celui-là était peut-être sans importance.

Les clients goûtèrent ensuite le miel, volé directement dans la ruche ; citadins en extase devant ce miracle de la nature. Une gourmandise instructive qui n’était plus un péché et des touristes qui ne manqueraient pas d’acheter quelques pots de miel en souvenir de cette journée.

Avec le salaire de Pierre en moins, cette aide n’était pas négligeable.

L’heure du déjeuner arriva et les randonneurs se réfugièrent à l’ombre des mélèzes pour déguster leur repas. Nadia rejoignit Vincent mais refusa de manger.

— Faut qu’on parle, attaqua le guide.

— De quoi ?

— De toi… J’ai vu les gardes, ce matin.

Nadia tourna la tête de l’autre côté, Vincent regretta d’avoir été aussi abrupt.

— Tu sais que tu peux m’appeler quand ça ne va pas… Si tu as besoin de parler, je suis là.

— J’ai pas besoin de parler. J’ai besoin d’oublier…

— Regarde-moi, ordonna-t-il d’une voix douce.