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* * *

— Voilà, on y est…

Vincent gara son pick-up sur le bord de la route.

— C’est barré juste après, à cause de la neige… On continue à pied.

Ils n’avaient parcouru que quelques kilomètres en voiture depuis le chalet et pourtant, l’air était plus froid ici. Comme un souffle sauvage qui dévalait des sommets, lui faisant légèrement tourner la tête. Servane prit son sac à dos à l’arrière du 4 x 4, le mit sur ses épaules.

— Pas trop lourd ? s’inquiéta Vincent.

— Non, ça va…

Elle regarda ses chaussures de marche, prêtées par le guide, tout comme le sac. Du vrai matériel de pro… Vincent s’équipa à son tour, Servane en profita pour détailler les alentours. Ils étaient au milieu de nulle part, sur une petite route qui serpentait au cœur d’une forêt de mélèzes.

— Pourquoi vous n’avez pas amené votre chien ?

— Parce que nous allons en ZC…

— En quoi ?

— En zone centrale. C’est la partie la plus protégée du Parc, les chiens y sont strictement interdits.

— Même pour vous ?

— Même pour moi… On y va ?

Ils attaquèrent la balade, cheminant au beau milieu de la route.

— Au fait, c’est quoi, votre nom ?

— Servane Breitenbach.

— Breiten… Disons Servane !… Moi c’est Vincent…

— Je sais… L’office du tourisme m’a filé votre carte.

— C’est un joli prénom, Servane… Pas commun, en tout cas !

Il ne marchait pas très vite, finalement ; elle le suivait sans problème. Quelques centaines de mètres plus loin, un grand panneau indiqua l’entrée en zone centrale. Servane s’arrêta pour lire les recommandations y figurant : chasse interdite, camping interdit, cueillette interdite, chiens interdits même tenus en laisse, survol interdit

— Dites donc, qu’est-ce qu’on a le droit de faire dans ce Parc ?

— Admirer, répondit-il en souriant. Et c’est déjà beaucoup !

Ils entamèrent une pente raide où les chaussures crissaient sur les fines plaques de neige durcie.

— On peut monter en voiture, l’été ?

— Oui. D’ailleurs vous serez amenée à y aller souvent. C’est un endroit très fréquenté entre juillet et août… des centaines de personnes chaque jour. Voire des milliers.

— Tant que ça, vraiment ? Pourquoi ici ?

— Attendez d’être en haut et vous comprendrez !

Elle commençait à s’essouffler dans cette côte mais tenta de ne rien laisser paraître. Immense ravin à gauche, barre rocheuse à droite, sommets enneigés en face ; ils prenaient de l’altitude. Ils continuèrent leur ascension dans un silence religieux et, fort heureusement, la pente se radoucit quelque peu.

— Ça va ? vérifia le guide.

— Impeccable !

Surtout, ne pas lui montrer qu’elle peinait. Question d’amour-propre.

* * *

Pierre Cristiani abandonna sa voiture à côté de celle de Vincent. Il récupéra sa radio sur le siège passager, puis entama la montée. Il constata que son ami n’était pas seul. À en juger par les traces de pas subsistant sur les rares parcelles de neige, il était accompagné d’un bipède qui devait chausser environ du 38. Une femme, sans aucun doute. Il sourit tristement tout en continuant son chemin, plongé dans ses pensées. Pas de mission particulière aujourd’hui. Il avait fini de préparer la sortie scolaire qu’il organisait le lendemain avec des élèves d’une école de Sisteron et avait juste envie de marcher un peu. Cette rencontre avec les gamins lui aurait fait plaisir, habituellement. Mais aujourd’hui, il n’avait pas la tête à être heureux. Même la beauté de sa montagne ne suffisait pas à apaiser ses angoisses.

Des nuits entières sans sommeil ; peuplées de tumulte, de tourments.

Depuis longtemps déjà, il jouait à des jeux dangereux. Parce qu’il avait toujours aimé le risque. Comme Vincent.

Combien de fois avaient-ils frôlé la mort, côte à côte ?

Sauf que là, ça n’avait rien d’un jeu.

À la jumelle, il observa une harde de mouflons qui paissaient en toute tranquillité sur l’Ubac de Champ Richard, non loin de deux bergeries en ruine. Un spectacle rassurant auquel il n’était pas étranger.

Toute sa vie était là : protéger ce fragile équilibre de la folie meurtrière des hommes. Éduquer, préserver, étudier. Jamais il ne s’en lasserait. Même aujourd’hui où son cœur était d’humeur morose. Il prolongea son observation pendant une bonne dizaine de minutes avant de se remettre en marche.

Il fallait qu’il purifie son âme, qu’il prenne une décision.

Parler ou se taire.

Parler, c’était risquer de tout perdre.

Se taire, risquer de se perdre lui-même.

Et seule la montagne pourrait l’aider, le conseiller face à ce dilemme.

Elle, la sagesse, la grandeur. La vie.

* * *

Après deux heures de marche, Servane et Vincent arrivèrent sur une aire de stationnement aménagée au beau milieu de la forêt.

— Le parking du Laus, indiqua Vincent. Vous verrez, l’été, ça ressemble à un parking de supermarché !

Faudrait peut-être pas exagérer ! pensa la jeune femme. Il y avait quoi ? Trois ou quatre cents places, à tout casser… Mais à cette altitude, cela avait tout de même de quoi surprendre.

— On est à combien ici ?

— Environ 2 000… Vous voulez faire une petite pause ?

Elle en rêvait !

— Oui, pourquoi pas ! répondit-elle d’un air détaché.

Il s’arrêta sur le perron d’un minuscule chalet, point d’accueil du Parc encore fermé en cette saison. Après s’être désaltérée, Servane s’assit sur les planches en bois, parcourant du regard les chaînes montagneuses. Lui était resté debout, sans doute pressé de repartir. Il posa cependant son sac, y chercha quelque chose. Il finit par trouver une casquette qu’il tendit à la jeune femme.

— Mettez ça, ordonna-t-il. Pour le soleil… Et ça aussi…

Il lui donna un tube d’écran total, elle refusa d’un signe de tête.

— Il ne fait pas très chaud…

— Oui, mais vu votre teint, j’ai comme l’impression que vous allez cuire en moins de deux ! Avec la réverbération de la neige, vous risquez de prendre un sacré coup de soleil. Croyez-moi.

Elle s’exécuta à contrecœur, se badigeonnant le visage.

— Vous pensez à tout !

— L’habitude…

Ils reprirent rapidement la marche sur un large sentier en pente douce où la neige fondait à vue d’œil, créant petits ruisseaux joyeux et flaques de boue. Les arbres se faisaient de plus en plus rares, Vincent marchait de plus en plus vite. Non, c’était bien Servane qui commençait sérieusement à traîner les pieds. Lui n’avait pas changé de rythme.

— Le lac est loin ? s’inquiéta-t-elle.

— Non, à peine une demi-heure…

Il n’était pas très loquace mais cela convenait à la jeune femme. Si seulement il pouvait ralentir un peu, ce serait mieux. Et si ses chaussures ne lui faisaient pas si mal, ce serait parfait. Elle s’efforça de dissimuler la fatigue qui s’était emparée d’elle. Elle n’allait pas renoncer si vite, ce n’était pas dans son caractère !

Le chemin cessa soudain de monter, elle aperçut d’abord d’imposants sommets qui se découpaient dans le ciel. Pierre noire sculptée de neige.

Et soudain, elle s’arrêta net, le souffle coupé.

Jamais encore elle n’avait vu quelque chose d’aussi beau.