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Il ne savait pas très bien par où aller et ferma les yeux. Il devait avant tout garder son sang-froid. Il lui restait environ une heure avant la tombée de la nuit et chaque seconde qui passait était une catastrophe en puissance. Il huma l’air comme s’il cherchait une proie, comme s’il était un animal sauvage lancé à la poursuite d’un gibier. Suivant son instinct, presque infaillible.

Elle était montée par la piste et, en entendant le 4 x 4 approcher, elle s’était sauvée par un chemin de traverse. Il consulta sa montre, calculant la distance qu’elle avait eu le temps de franchir. Puis il s’élança en petites foulées sur la piste, revenant sur ses pas. Au détour d’un virage il bifurqua à gauche, s’engagea sur un sentier qui montait à travers mélèzes et épicéas. Il courait toujours et s’arrêta au bout de quelques minutes pour détailler le paysage de son regard aussi perçant qu’un rayon laser. Repérant chaque mouvement de la végétation, analysant le moindre bruit ; ses sens aiguisés étaient tous en éveil.

La nuit devenait son ennemie : il fallait la prendre de vitesse.

* * *

Servane termina son service vers 19 heures. Elle poussa la porte de son studio, se débarrassa à la hâte de cet uniforme qui lui tenait chaud.

Cette après-midi, elle était montée sur la route du lac afin de verbaliser des automobilistes pour stationnement dangereux. Palpitante mission !… Heureusement, là-haut, elle avait rencontré Baptiste Estachi en train de filer une amende particulièrement salée à trois jeunes gens surpris alors qu’ils capturaient des truites à l’épuisette en pleine réserve de pêche. Pourquoi se fatiguer ?! Elle était restée un moment avec le garde-moniteur, heureuse de pouvoir s’évader un peu de la caserne. Elle aimait bien ce type, un peu rustre et bougon, mais finalement très attachant. Intelligent, rusé et perspicace ; qui écoutait, plus qu’il ne parlait.

Baptiste lui avait offert la moitié des poissons confisqués aux contrevenants. On va les manger ? avait-elle demandé bêtement. Vous préférez les empailler en souvenir de cette inoubliable journée ? avait ricané Vieil Ours. Évidemment… Au moins, elle n’aurait pas à se creuser la cervelle pour trouver le menu du dîner ! Elle enferma les truites dans le réfrigérateur et passa dans la salle de bains. Dommage qu’il n’y ait pas de baignoire, elle se serait volontiers offert un bain. Elle se contenta d’une douche à la température fluctuante et s’habilla à la va-vite, soudain en proie aux frissons. La fatigue, sans doute.

Elle prit le temps de soigner à nouveau ses brûlures qui n’avaient pas manqué de déclencher des questions de la part de ses collègues. Elle avait avancé une explication classique : une casserole d’eau chaude lui ayant échappé des mains. Les mensonges les plus simples sont souvent les plus efficaces.

Elle s’allongea ensuite au milieu de son lit et scruta le plafond à la blancheur désespérante. La vue est tellement plus belle à 3 000…

Elle ferma les yeux, se retrouva en haut, d’un simple battement d’ailes.

En haut, avec Vincent.

Aube divine, espace démesuré.

Rien n’était plus beau que la montagne.

Et c’était la première fois qu’elle prenait conscience de cette évidence. Elle se sentait si bien, là-haut… Si libre, si forte, dans une sorte de communion, d’osmose…

Trois coups frappés à la porte la firent chuter de façon abrupte. Atterrissage violent.

Qui pouvait bien venir la déranger à cette heure ?

Elle ouvrit la porte, resta clouée sur place.

Fred…

Elles se dévisagèrent quelques secondes et Frédérique brisa enfin le silence.

— Salut, Servane… J’avais envie de te voir. J’espère que je ne te dérange pas ?

— Non… Pas… pas du tout, balbutia Servane.

Elle fit un pas en arrière, Fred s’avança. Elle posa son petit sac de sport, se planta au milieu de l’unique pièce.

— C’est sympa, ici ! Un peu petit, mais sympa…

Servane referma la porte, encore abasourdie par cette apparition.

Frédérique avait fait couper court ses cheveux châtains et portait de nouvelles lunettes qui lui donnaient un air un peu austère. Pourtant, Servane ne l’avait jamais trouvée aussi resplendissante… Mais elle ne ressentait pas que du plaisir à cette visite-surprise. Étrange amalgame de sentiments qui se mélangeaient dans ses tripes.

Déchirures difficiles à raccommoder.

— J’ai roulé toute la journée !… Tu aurais quelque chose à boire ?

— Euh… Oui, bien sûr. Assieds-toi.

Servane dut réfléchir quelques secondes pour se souvenir où étaient rangés les verres puis sortit deux Coca du frigo ; ses mains tremblaient, une vague de chaleur montait de son ventre jusque dans sa tête.

Elle est là… Juste derrière moi, juste à côté de moi. Du calme…

Fred l’observait en souriant. Elle s’était installée sur le canapé-lit constamment déplié qui bouffait une bonne partie de l’espace vital. Elle semblait beaucoup plus à l’aise que Servane. Normal, l’effet de surprise jouait en sa faveur. Et puis elle avait toujours été à l’aise partout ; dans les endroits où elle était invitée comme dans ceux où elle n’était pas attendue.

Elles étaient si différentes. Si complémentaires.

Servane s’assit sur une chaise, juste en face de son amie qui vida son verre d’un trait.

— Alors, comment se passe ta nouvelle vie ? demanda Fred.

— Bien, résuma sobrement Servane.

— Ton boulot te plaît ?

— Ouais, ça va…

— Vraiment ? J’arrive pas encore à réaliser que t’es entrée chez les flics !

— C’est pas les flics, c’est…

— C’est pareil ! trancha Frédérique. Les gendarmes ou les poulets… Y a que l’uniforme qui change !

— Pas tout à fait, rectifia Servane. Pas encore en tout cas ! Bientôt, peut-être, mais…

— Enfin, si ça te plaît… C’est l’essentiel.

— Et toi ? s’enquit enfin Servane.

— Tu me manques.

Directe, comme toujours. Après tout, pourquoi s’encombrer de fioritures ?

Servane aurait pu répondre : Toi aussi, tu me manques. Pourtant, elle n’en fit rien.

Encore un silence embarrassant.

— Un autre Coca ? proposa-t-elle soudain.

— Volontiers…

Pendant qu’elle se dirigeait vers le frigo, Servane se demandait quelle attitude adopter. Elle avait décidé d’oublier Frédérique un an auparavant. N’y était jamais vraiment parvenue. Dans son cœur, comme dans sa tête, plus rien ne tournait rond.

Envie de la foutre dehors. Envie de la prendre dans ses bras, de l’embrasser, de la toucher.

Envie de pleurer. De laisser exploser sa joie.

Rompre à nouveau. Replonger avec elle.

Tentant maladroitement de masquer ce vertige des sens, Servane lui tendit une nouvelle canette de soda puis reprit place sur sa chaise, à distance raisonnable.

Raisonnable, Servane l’avait toujours été. Trop, au goût de Fred. Pourtant, avec elle, elle avait franchi certaines limites, brisé certains tabous.

Enfin, elle la regarda vraiment. Ses prunelles noisette, expressives, rieuses voire railleuses, ses lèvres charnues ; ses mains fines, élégantes, toujours en mouvement. Ses épaules rondes dégagées, sa peau bronzée.

Fred accentua son sourire.

— La montagne te réussit, tu as l’air épanouie…