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— J’aime beaucoup cet endroit, avoua Servane. Je ne regrette pas mon choix.

— Tant mieux… Et moi, je t’ai manqué ?

Servane s’entendit répondre oui, cette fois. Mais elle eut la curieuse impression que ce n’était pas elle qui venait de confesser ce oui. Ou plutôt, elle avait la sensation désagréable que c’était Fred qui venait de lui dicter cet aveu.

— Pourtant, ma visite n’a pas l’air de te faire très plaisir, souligna Frédérique avec amertume.

— Je ne m’y attendais pas, c’est tout… Tu aurais dû me prévenir !

— C’est vrai… J’avais oublié que tu n’aimais pas les surprises !

Reproche à peine déguisé.

— Comme tu ne m’as pas rappelée après mon message, je me suis dit qu’il valait mieux que je vienne te voir.

Servane se leva pour échapper à ces yeux qui la sondaient en profondeur. Elle s’alluma une cigarette, se plaça à la fenêtre, tournant le dos à son ex.

— Je peux repartir, si tu veux… J’ai repéré un hôtel pas très loin.

— Non, reste ! fit précipitamment Servane. Reste…

Encore un souhait qui dépassait sa volonté propre.

Fred la rejoignit à la fenêtre, lui piqua sa clope pour tirer une taffe. Servane fixait le paysage, toujours en proie à ce chaos intérieur. Fred lui rendit sa cigarette, leurs doigts s’effleurèrent. Électrochoc.

Servane ferma les yeux.

— Je peux prendre ta salle de bains ? Ces kilomètres m’ont flinguée, je rêve d’un bon bain…

— Désolée, mais ce sera une douche… Pas de baignoire ici !

— Merde… Ils pensent pas aux nanas chez les képis !

Frédérique récupéra des vêtements de rechange dans son sac et se rendit dans la petite salle d’eau. Elle ne prit pas la peine de fermer la porte, ni même de tirer le rideau de douche. Servane l’observa un instant puis détourna son regard.

Elle avait envie de la rejoindre ; quelque chose l’en empêchait pourtant. Barrière invisible formée de jours, de mois loin d’elle. Barrière érigée par le temps, l’éloignement.

Elle décida de préparer le repas, histoire de faire quelque chose de ses mains.

De l’eau à bouillir dans une casserole pour le riz.

Dans son cerveau aussi, ça bouillait.

Puis elle nettoya les poissons avec une mimique de dégoût.

Elle entendait Fred chantonner sous la douche. Les images se bousculaient dans sa tête. Leur rencontre, leurs bonheurs secrets. Le bruit des larmes, lorsqu’elles s’étaient séparées, un peu plus d’un an en arrière.

Elle surveillait la cuisson des truites, comme hypnotisée par leurs écailles arc-en-ciel. Fred ne tarda pas à réapparaître.

— Depuis quand tu cuisines le poisson ? Tu détestais ça, avant…

— J’ai beaucoup changé, affirma Servane sans se retourner.

Doucement, Fred l’enlaça. Servane se laissa faire, ne chercha pas à fuir.

L’amour n’était pas aussi lointain qu’il y paraissait, l’attraction, toujours là.

— Tu es sûre que tu as changé ? murmura Fred.

Servane se retourna lentement, caressa le visage encore humide de son amie.

Finalement heureuse qu’elle ait traversé la France pour elle.

* * *

La forêt n’était plus qu’une armée de silhouettes se dressant dans l’ombre. Prête à engloutir la captive.

Vincent n’avait pas encore allumé sa lampe torche et continuait les recherches, aidé par une lune bienveillante. Il avait le ventre noué, la gorge sèche. Il pensait à Émeline, perdue dans ce crépuscule terrifiant. Il pensait à Nadia, à ce qu’il allait lui dire si jamais… Une peur contrôlée mais qui faisait vaciller son cœur d’ordinaire si calme.

Il s’arrêta dans une clairière, ancienne coupe de bois en haut d’un vallon, et scruta les alentours. C’est alors qu’il distingua une ombre en contrebas, à la lisière de la forêt, dans un champ en friche. Il reconnut Émeline, apparemment adossée à un gros rocher et qui ne bougeait plus. Instantanément soulagé, il s’élança pour la rejoindre. Il descendit le versant à toute vitesse, se jouant admirablement de tous les pièges tendus par la nuit, et arriva en haut du champ en quelques instants. Lorsqu’il fut à une dizaine de mètres, il décida de se manifester. Ne pas l’effrayer.

— Émeline ! C’est moi, Vincent ! Je suis là…

Elle tourna la tête et vit la brusque lueur de la MagLite. Elle se mit à courir aussi vite qu’elle pouvait.

— Arrête ! implora le guide.

Il dut la poursuivre à nouveau mais la rattrapa sans grande difficulté. La saisissant par un bras, il la stoppa dans sa course folle.

— Lâche-moi ! s’égosilla-t-elle.

— Calme-toi !

Elle se débattait violemment, comme si un inconnu l’attaquait.

— Mais arrête ! s’écria Vincent. Arrête, merde !

Il la ceintura dans ses bras, la souleva du sol.

— Tu vas te calmer, maintenant ! ordonna-t-il.

Elle cessa de gesticuler et il prit le risque de la reposer par terre. Elle recula de quelques pas et Vincent distingua ses yeux. Deux éclairs de démence qui le fixaient férocement.

Ce n’était plus Émeline, c’était un animal sauvage pris dans un piège.

— Tu viens ? pria doucement le guide. On rentre, maintenant…

Comme elle ne réagissait pas, il attrapa sa main, ne lui laissant plus le choix. Ils continuèrent en lisière de forêt, descendirent un éboulis avant de retrouver un sentier. La piste n’était finalement pas très loin et ils la regagnèrent après vingt minutes d’efforts dans un silence complet. Seules leurs chaussures crissaient sur les pierres ; cette randonnée forcée en pleine nuit avait quelque chose d’absurde.

Tout en marchant vers la voiture, Vincent tentait de reprendre son calme. Mais après l’inquiétude, c’était la colère qui enflait en lui. Émeline aurait pu mourir dans cette forêt et il aurait pu être responsable de ce drame.

Il serrait tellement son poignet qu’elle finit par protester.

— Tu me fais mal ! gémit-elle.

— Tais-toi ! répondit-il en la traînant derrière lui. Avance et ferme-la !

Il ne risquait pas de la lâcher maintenant. Elle aurait pu prendre à nouveau la fuite et faire une chute mortelle sur les abords accidentés de la piste. Ils arrivèrent enfin au pick-up, Vincent poussa Émeline sur le siège passager.

Et, toujours sans un mot, ils rentrèrent enfin à l’Ancolie.

Une fois à l’intérieur, Vincent ferma la porte à double tour, ce qu’il ne faisait jamais, et mit les clefs dans la poche de son pantalon. Émeline grelottait de froid, le visage et les mains griffés par les ronces croisées en chemin. Il se posta face à elle, la fixa droit dans les yeux.

— Tu peux m’expliquer ? enjoignit-il d’une voix qui trahissait sa colère.

— J’ai rien à te dire ! Fous-moi la paix !

Elle reçut une gifle mémorable et perdit l’équilibre sous le choc. Elle porta sa main à son visage, le fixant avec stupeur, puis avec fureur.

— T’as pas le droit de me frapper, salaud ! T’es pas mon père !

Elle continua à hurler : des insultes, des phrases qui n’avaient aucun sens.

T’es pas mon père. C’était bien là le problème : elle n’avait plus de père. Elle s’époumonait encore, se contorsionnait ; Vincent eut envie de lui en coller une deuxième. Parce qu’il ne savait pas quoi faire d’autre pour endiguer cette crise de folie. Pourtant, il se contrôla et elle finit par s’épuiser. Elle s’effondra sur le canapé, éclata en sanglots.

La rage de Vincent retomba instantanément ; désarçonné par tant de souffrance, tant de violence, il s’assit dans le fauteuil en face d’elle, la laissa pleurer longtemps. Il reprenait ses esprits, vidangeait la peur.