Elle déchira l’enveloppe. Nouveau mot doux : On va t’apprendre à aimer les hommes.
— Je vois qu’on passe aux menaces ! rugit-elle.
Le maréchal des logis lui arracha le carton des mains. Il lut le message, sembla bien embarrassé.
— Ce n’est qu’une plaisanterie, Breitenbach !
— Une plaisanterie ? Dans ce cas, nous n’avons pas le même sens de l’humour, chef !
— Après tout, vous l’avez bien cherché ! ajouta-t-il en jetant le carton dans la corbeille. Fallait être plus discrète !
Servane le fustigea du regard avant de récupérer le message dans la poubelle.
— L’adjudant n’appréciera pas ce genre de plaisanterie !
Elle réalisa instantanément qu’elle venait de commettre une erreur. Une de plus.
— Tu vas aller pleurer dans les jupes de Vertoli ? lui balança Matthieu avec animosité.
— Pourquoi ? Tu as quelque chose à te reprocher ?
— Moi, non. J’y suis pour rien… Mais si j’étais toi, je ne ferais pas ça. Déjà que t’es pas tellement appréciée…
— Justement ! Ça ne changera pas grand-chose ! De toute façon, c’est la plus belle connerie que j’aie jamais entendue ! Je ne sais pas qui a lancé cette rumeur débile mais…
— Ça suffit ! coupa soudain Christian. Mettez-vous donc au boulot, brigadier…
Les deux hommes regagnèrent leur bureau respectif. Servane rangea le petit carton dans sa poche et tenta de se concentrer sur sa tâche. Mais ce n’était pas chose facile. Elle commença par le tri du courrier et ouvrit les enveloppes d’un geste rageur.
Vincent entra dans le bar et, comme il l’avait espéré, il y trouva Christian Lebrun et deux de ses hommes en train de boire un café. Il était environ 21 heures et ces trois-là venaient souvent passer un moment dans le bistrot situé non loin de la gendarmerie. Lorsqu’ils n’étaient plus de service, ils s’offraient un alcool. Mais aujourd’hui, ils portaient encore leur uniforme et se contentaient d’un café. Vincent leur serra la main puis se dirigea vers le comptoir pour acheter un paquet de cigarettes à Bertille.
Comment allait-il aborder l’épineux sujet ?
Lorsqu’il repassa devant la table des gendarmes, Matthieu lui apporta une aide inespérée.
— Tu prends un café avec nous ?
— Pourquoi pas ! Mais moi, je ne suis plus de service ! Alors ça sera une bière… Votre chef n’est pas là ?
— Non, week-end en amoureux ! expliqua Christian.
— Ah ! Et vous, toujours sur le pont ?
— Eh ouais…
La bière arriva et Vincent régla Bertille qui ne semblait pas lui tenir rigueur de la bagarre déclenchée quelques semaines auparavant. C’est alors que Nicolas Vertoli fit son entrée. Il hésita un instant avant de se joindre finalement à la tablée.
— Servane n’est pas avec vous ? demanda Vincent.
— Elle est de garde à l’accueil, répondit sèchement le maréchal des logis.
Dit sur ce ton, cela ressemblait presque à une sanction.
— Vous auriez pu l’inviter, tout de même ! Vous n’êtes pas très galants ! lâcha Vincent.
— C’est toi qui parles de galanterie ? s’esclaffa Christian. Alors là, c’est la meilleure !
— Et pourquoi tu veux voir Servane ? interrogea Matthieu avec un sourire amer. T’as des projets avec elle ?
Les trois gendarmes se mirent à rire, Vincent joua l’étonné.
— Pourquoi vous vous marrez, les gars ?
— Parce que t’as aucune chance avec cette nana ! ricana Christian.
— Ah oui ? T’es sûr de ça ?
— Certain ! J’ai un scoop pour toi : c’est une gousse !
Nicolas semblait même excédé par le comportement des collègues de son père. Pourtant, il se garda d’intervenir dans la discussion.
— Mais qui vous a dit une connerie pareille ? reprit le guide. Elle est tout à fait normale !
Normale.
Ça lui faisait mal de prononcer ce mot horrible. Mais il était là pour jouer un rôle, rien d’autre.
— Je suis bien placé pour le savoir ! ajouta-t-il.
Les trois hommes cessèrent de se marrer bêtement et le dévisagèrent. Bêtement.
Matthieu brûlait d’en savoir plus et entra involontairement dans le script.
— Tu veux dire que t’as couché avec elle ?
— C’est bien, tu comprends vite ! confirma Vincent.
Les gendarmes échangèrent un regard perplexe. Leurs certitudes en prenaient un coup. Quant à Nicolas, il esquissa un drôle de sourire.
— Y a longtemps ? demanda Matthieu.
— Qu’est-ce que ça peut te foutre ? répliqua le guide. Tu veux des détails ?… Allez, faites pas cette tête ! C’est elle qui a inventé cette histoire ? C’est parce qu’elle veut que vous lui foutiez la paix ? C’est triste, les gars !
— Mais non ! riposta Christian. Il y a quelques jours, une nana a débarqué chez elle et le lendemain, on a eu droit à une véritable scène de ménage ! T’aurais entendu ça…
Vincent leva les yeux au ciel.
— Avant-hier, elle est venue en rando avec moi et elle m’a parlé de cette histoire… C’était une vieille copine qui venait simplement lui demander du fric. Servane a pas voulu lui filer le moindre centime et ça a mal tourné… Qu’est-ce que vous allez vous imaginer ! Servane homo… Quelle connerie !
Il se remit à rire et attaqua sa bière.
— Remarquez, peut-être bien qu’elle marche à voile et à vapeur ! reprit Matthieu.
Le combat n’était pas encore gagné.
— Ça m’étonnerait ! renchérit Vincent. Franchement, c’est pas l’impression qu’elle m’a donnée…
— Vraiment ?… Vas-y, raconte ! ordonna Christian d’un ton salace.
C’est là qu’il ne fallait pas faire un faux pas. Paraître naturel et surtout, fidèle à sa réputation. Même si celle de Servane risquait d’en souffrir.
Alors il ajusta son sourire et sauta à pieds joints dans la boue.
Ils l’écoutaient, suspendus à ses lèvres. Mettant des images obscènes sur ses mots crus. Il se vantait, en rajoutait des tonnes.
— Ben merde alors ! conclut Lebrun. On dirait pas à la voir… Sous ses airs de sainte-nitouche !
Et voilà, cette fois, ils le croyaient. Il avait fallu en arriver là, salir l’image de celle qu’il aimait. Il écouta les plaisanteries graveleuses qui fusaient à la table avec un malaise grandissant.
Mais son but était atteint : Servane venait de rejoindre les rangs.
Servane lisait un bouquin à l’accueil. Un polar américain assez plaisant si on laissait de côté les nombreuses invraisemblances de l’enquête. Elle entendit la porte grincer, leva la tête : Nicolas Vertoli.
Elle ferma précipitamment le livre.
— Bonsoir, Servane.
— Salut ! Je lisais un peu parce que j’ai pas grand-chose à faire… C’est tellement calme !
— Tu n’as pas à te justifier ! Tu parles pas à mon père ! Moi, c’est Vertoli Junior, tu te souviens ?!
Elle sourit à son tour.
— Je peux rester un peu ? Ça ne te dérange pas ?
— Bien sûr que non ! Assieds-toi !
Il prit place à côté d’elle, jeta un œil au roman qu’elle venait de lâcher.
— J’ai lu un autre livre du même auteur, dit-il. C’est pas mal…
— Ouais, c’est sympa…
Elle avait l’air abattue et il se remémora le jour où elle l’avait réconforté au bord de la rivière. À son tour de l’aider.
— Une clope ? proposa-t-il.