Ils arrivèrent un quart d’heure plus tard à l’Ancolie et Vincent se surprit à scruter les alentours. Quelqu’un les épiait-il, ce soir ?
Servane l’emmena jusque dans le salon où il s’effondra sur le canapé. Elle se hâta de dénouer le lacet de sa chaussure droite.
— Fais gaffe ! implora-t-il en s’accrochant à l’accoudoir du canapé.
— Arrête de gesticuler… T’es pas une gonzesse, non ?!
Elle prit la chaussure à deux mains, voulut la faire glisser en douceur. Malheureusement, la cheville avait déjà bien enflé et le pied ne passait pas. Elle dut s’y reprendre à deux fois et Vincent serra les dents pour ne pas crier.
Après des soins prodigués par une infirmière de fortune, ils purent s’accorder un peu de repos. Elle, échouée dans le fauteuil ; lui allongé sur le canapé. Il n’y avait que Sherlock qui s’agitait dans tous les sens, surexcité par l’orage.
— Où on va mettre l’argent ? demanda soudain Vincent.
— C’est pas les planques qui manquent, ici.
— Y a combien ?
— Aucune idée, j’ai pas compté…
Elle se fit violence pour s’extirper du fauteuil et décrocha du perroquet son blouson encore trempé. Elle récupéra le sachet plastique de sa poche, le secoua.
— J’espère que le fric a pas pris l’eau, dit-elle.
— Qu’est-ce que ça peut foutre ? Il est déjà sale, de toute façon…
Servane ôta le film plastifié qui protégeait les liasses de billets et les posa sur la table.
— Y a un sacré paquet ! constatat-elle.
— Combien ?
— Attends…
Elle sépara les liasses et sentit soudain quelque chose de dur sous l’une d’elles.
— Merde ! Un cd-rom ! Il y a un cd-rom scotché sous les billets…
Vincent se releva d’un bond et boita jusqu’à la table.
— Fais voir…
Servane n’en revenait pas : Pierre avait bien laissé quelque chose à l’attention de Vincent. C’était carrément incroyable.
— Tu as un ordinateur ? demanda-t-elle.
— Oui, à l’étage…
Elle aida Vincent à monter l’escalier et ils installèrent deux chaises devant le bureau. Après avoir inséré le disque, ils en découvrirent le menu : seulement un dossier nommé Pierre. Servane cliqua sur la souris mais l’ordinateur exigea un mot de passe.
— Il a mis un verrou… Comment on va faire ?
— Laisse-moi réfléchir, dit Vincent. Essaye… sa date de naissance : le 12 juin 66.
— Ça ne marche pas.
— La mienne, peut-être… Le 10 septembre 66.
— Non plus… La date de naissance de sa femme ou de ses gosses, suggéra Servane. Ou même leurs prénoms.
— Non, c’est forcément un truc qu’on était les seuls à connaître. Laisse-moi réfléchir un peu…
Il creusa sa mémoire à la recherche d’un nom ou d’un chiffre pouvant les relier. Mais il y avait tant de choses qui les unissaient ! Tant de souvenirs… Ils firent plusieurs tentatives afin de découvrir les six caractères qui composaient le mot de passe. Ils commençaient à se décourager.
— Allez, Vincent ! Concentre-toi… Je suis sûre que tu vas trouver…
Il se déplia, tenta quelques pas mal assurés, ouvrit la fenêtre ; s’aérer l’esprit.
— Donne-moi une clope, s’il te plaît !
Servane fit un aller-retour vers le rez-de-chaussée pour rapporter son paquet de blondes. Puis elle reprit sa place devant l’ordinateur et ils partagèrent une cigarette dans le silence le plus complet. La jeune femme se laissait aller doucement à ses pensées, encore étonnée de leur découverte. Quant à Vincent, il lui tournait le dos, accoudé au rebord de la fenêtre.
— Je crois que je sais ! s’écria-t-il brusquement. Essaye Sophie !
Servane sursauta.
— Sophie ? C’est qui, celle-là ?
— Une fille, quand on était au collège, expliqua-t-il. Enfin, peu importe…
Servane tapa les six lettres, le dossier s’ouvrit.
— Bingo !
Vincent se pencha au-dessus de son épaule ; le dossier Pierre révéla deux documents : le premier s’intitulait Vincent, le second Mansoni.
Servane ouvrit naturellement le premier ; deux pages en traitement de texte qui s’apparentaient à une lettre.
Une lettre écrite par Pierre à l’attention de son meilleur ami.
Servane voulut céder sa place devant le moniteur à Vincent, même si elle mourait d’envie de découvrir le message laissé par Cristiani. Il posa une main sur son épaule, pour lui intimer l’ordre de rester sur la chaise.
— Imprime-la, s’il te plaît…
Lire un message sur l’écran rappelait trop de mauvais souvenirs au guide. Il voulait au moins tenir une feuille de papier entre ses mains.
Servane s’exécuta, évitant de consulter l’écran, embarrassée de violer ainsi leur intimité. Tandis que la lettre sortait des entrailles de l’imprimante, Vincent prit une profonde inspiration ; la sensation qu’un étau lui broyait la gorge, qu’un acide brûlait ses yeux.
Il récupéra les deux feuilles et s’écarta légèrement de Servane qui avait refermé le document et attendait la suite des instructions.
Ne pas le brusquer.
Elle savait ce que ce moment représentait pour lui.
Mais, à sa grande surprise, il attaqua la lecture à voix haute.
« Vincent,
Je vais peut-être mourir. D’ailleurs, si tu es en train de lire cette lettre, c’est que je suis mort…
Désolé de ne pas t’écrire de façon manuscrite, mais j’ai peur que quelqu’un ne tombe sur la lettre par hasard et je ne veux pas qu’un autre que toi puisse lire ce que je m’apprête à t’écrire.
Cette après-midi, je ne sais pas encore quel sera mon avenir. Je ne sais même pas s’il m’en reste un. À vrai dire, je suis perdu. »
Vincent fit une première pause.
Servane s’était assise à même le sol, dans la pénombre, se faisant aussi discrète que possible. Il avait décidé de partager avec elle ce témoignage, elle était consciente qu’il s’agissait là d’une marque de confiance absolue. Qui la touchait profondément.
La voix chaude de Vincent reprit, un peu vacillante.
« Cela fait des semaines que j’ai envie de me confier à toi. Mais je n’ai pas réussi à te parler, je l’avoue. Peur de perdre ton amitié, sans doute… Essentielle, pour moi.
La dernière fois qu’on s’est vus, on s’est engueulés… C’est con, ça ne nous arrivait jamais. Je n’aurais pas dû te juger, je n’en avais pas le droit. J’aurais dû te soutenir, plutôt. Car je sais que tu as souffert, ce matin-là, lorsque tu as appris la mort de Myriam. J’aurais dû te parler, t’écouter… Je n’ai fait que te condamner. Je m’en excuse, mon frère. »
Vincent dut s’arrêter une nouvelle fois. De plus en plus pénible. Pourtant, ces mots lui faisaient autant de bien que de mal ; il avait l’impression que son ami se tenait là, devant lui. Toujours vivant. Qu’ils allaient tomber dans les bras l’un de l’autre.
Servane avait les larmes aux yeux mais tenta de les garder pour elle.
Vincent reprit sa lecture. L’émotion avait encore modifié sa voix.
« Je m’en excuse, mon frère. Et j’espère que tu m’as pardonné. Mais je n’ai pas que ça à me faire pardonner. Tant de choses, en vérité…