Le guide s’éloigna à son tour pour rejoindre Servane qui patientait cent mètres plus loin.
— Ça fait longtemps que vous le connaissez ? demanda-t-elle.
— Depuis toujours !
— Il est sympa… Et je crois que ça va me plaire de m’occuper des contrevenants récalcitrants !
— Tant mieux ! En route, maintenant… Parce que dans deux heures, l’orage éclate.
— Comment vous le savez ?
Il ne répondit pas, continuant à avancer.
— Ah oui, ajouta-t-elle. Vous, vous n’êtes pas aveugle… Mais peut-être un peu sourd !
3
Il était à peine plus de 7 heures ; seuls les sommets coiffés de neige recevaient l’obole d’un soleil qui promettait de taper fort.
En entrant au siège du Parc, Vincent y trouva Julien Mansoni en train de feuilleter Le Monde.
— Pierre n’est pas arrivé ? s’étonna le guide.
— Non, pas encore… J’ai fait du café, ça te dit ?
— Volontiers.
Vincent s’installa derrière le bureau de Cristiani.
Le QG des hommes du Parc était plutôt agréable ; une pièce lumineuse grâce à une large baie vitrée. Chaque garde avait son bureau mais il y avait seulement deux ordinateurs et une imprimante pour les quatre fonctionnaires que comptait le secteur du Haut-Verdon. Au mur, une immense carte en relief du massif du Mercantour. Une petite photocopieuse, un scanner, trois étagères de livres scientifiques et de publications du Parc complétaient l’ensemble. Sur la gauche, un réduit servant à stocker le matériel : skis, cordes, mousquetons, longues-vues et outils en tout genre. Sans oublier le fusil, même s’il ne servait presque jamais. Ce n’était pas très spacieux, mais les agents étaient le plus souvent sur le terrain et ne se plaignaient jamais de leurs conditions de travail. On endosse l’habit de garde comme celui de moine : par vocation, par passion.
Vincent travaillait parfois pour le Mercantour durant ses périodes creuses. Pour les opérations scientifiques telles que les comptages d’animaux où les gardes n’étaient pas assez nombreux ; ou, comme aujourd’hui, pour réparer une passerelle en bois permettant de traverser un torrent et qui menaçait de s’écrouler. L’opération s’annonçant acrobatique, Julien avait dû faire appel à lui.
— T’as eu des clients, dernièrement ? bavarda Mansoni.
— Non, rien depuis Pâques.
— Y vont pas tarder à arriver… Encore un mois et demi à tenir !
— Je ne suis pas pressé, confia Vincent. J’aime bien cette saison.
— Moi aussi… Tiens, voilà Pierre.
Quelques secondes plus tard, Cristiani fit son entrée et Vincent remarqua instantanément sa mine sombre.
Depuis plusieurs semaines, il avait vraiment du mal à sourire. En plus de trente ans d’amitié, Vincent ne l’avait jamais vu dans cet état.
— Excuse-moi, vieux ! Je suis à la bourre…
— Pas grave ! Ton chef m’a fait patienter avec un café… Julien, tu viens avec nous ?
— Non, je ne peux pas.
— Tu parles, il a mieux à faire ! laissa échapper Pierre.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? rétorqua Mansoni avec hargne.
— Laisse tomber !
Les deux hommes se tournèrent le dos, Vincent leva les yeux au ciel.
— On se tire, marmonna Pierre.
Après avoir chargé le matériel à l’arrière du pick-up, ils quittèrent le parking pour s’aventurer sur une piste rocailleuse montant vers le village du Bouchier. Vincent essaya une fois encore de connaître la raison du malaise de Pierre.
Malaise, pour ne pas dire mal-être.
— Je croyais que ça se passait bien avec Mansoni… Ça m’a l’air plutôt tendu !
— C’est rien, prétendit Cristiani. Mais il pourrait un peu relever ses manches, de temps en temps.
— C’est lui le boss, ça a ses avantages… Et puis on sera plus tranquilles !
— T’as raison…
Ils continuèrent à gravir la piste en direction du hameau, habité seulement pendant les mois d’été. Le soleil avait enfin daigné descendre jusqu’à eux et une douce chaleur envahit soudain l’habitacle du Toyota.
— Nadia, ça va ?
— Oui… Elle est très occupée, elle prépare la transhumance.
— Si vous avez besoin d’un coup de main…
Chaque été, les ruches étaient déménagées vers les alpages et Vincent participait souvent à cette migration qui n’était pas sans rappeler celle des brebis.
Ils arrivèrent au village fantôme ; trois fermes abandonnées, une église et un minuscule cimetière. Quelques vieilles empreintes humaines, nichées au cœur d’un paysage grandiose.
Les deux hommes laissèrent le Toyota en contrebas du hameau et placèrent les outils dans les sacs à dos. Ils allaient être chargés, pas loin de vingt kilos chacun, mais en avaient l’habitude. Une fois leur fardeau sur les épaules, ils entamèrent la montée, sur un sentier abîmé par les intempéries hivernales.
Ils n’échangèrent que quelques mots, Pierre gardant apparemment quelque chose en travers de la gorge.
Après une heure et demie de marche, ils trouvèrent la passerelle à réparer. Une des attaches menaçait de se désolidariser du rocher et un rondin avait roulé au fond du ravin. Ils se mirent au travail immédiatement, accompagnés par les coups de bec d’un pic épeiche qui martelait inlassablement le tronc d’un pin noir.
L’opération dura trois heures, sans pause ni discours ; le pont fut sécurisé, les randonneurs pouvaient désormais s’y aventurer sans risque.
— On fait le grand tour ? proposa Vincent.
Passer du temps avec lui, pour lui donner l’occasion de s’épancher.
— Si tu veux, acquiesça Pierre. Je ne suis pas pressé.
Ils se remirent en marche, aussi à l’aise que deux chamois sur ces dévers périlleux, même si les sacs leur semblaient plus lourds que le matin. N’ayant pas emprunté ce sentier depuis l’automne dernier, ils retrouvaient avec plaisir ces paysages d’altitude encore vierges en cette saison.
Ils avaient toujours aimé marcher ensemble et, depuis leur enfance, ne s’étaient jamais éloignés très longtemps de cette vallée. De toute façon, ni l’un ni l’autre n’envisageaient de vivre ailleurs qu’au sein de cette montagne nourricière. Ils la respectaient, l’aimaient plus que tout. Et elle le leur rendait bien. Aucune lassitude dans leur cœur ou leurs yeux ; tant à voir et à apprendre. De quoi occuper une vie de passion.
Midi avait sonné depuis plus d’une heure lorsqu’ils arrivèrent aux cabanes de Talon. Deux vieux abris de bergers transformés en maisons forestières. Endroit stratégique, à la croisée de plusieurs itinéraires, avec une source à proximité et le torrent du Bouchier qui descendait en contrebas. Ils s’arrêtèrent pour casser la croûte au soleil et Vincent profita de cette pause pour revenir à la charge.
Il fallait qu’il sache.
Ce n’était pas de la curiosité malsaine ; juste qu’il ne pouvait supporter de voir Pierre sombrer sans essayer de l’aider.
— Je te trouve bizarre, ces derniers temps… Qu’est-ce que tu as ?
— Rien, éluda Cristiani.
— À d’autres ! Je te connais trop bien…
— Ça va, je t’assure. Quelques soucis, c’est vrai. Mais rien d’important.
— T’es pas obligé de m’en parler. C’est juste que si je peux faire quelque chose…
Vincent sentait que son ami avait envie de se confier, préféra pourtant ne pas insister. Il avait toujours respecté le silence et la pudeur, deux qualités primordiales à ses yeux.