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— Aucune femme française ?

— Nous vous attendons !

— Dans quarante ans ?

— Mais non, voyons, vous me trouvez si vieux ? Suivez-moi. »

Le professore Crespi, laissant le concierge prendre des notes devant le tirage du loto, entraîne Pénélope dans son bureau. Il lui fait admirer une photographie du président de la République Émile Loubet, un immense portrait de Dieu sait quel roi d’Italie tout en moustaches que nul n’a pris le soin de faire porter au grenier, puis les grandes salles remplies de livres, des vitrines pleines des décorations des anciens directeurs et un meuble conçu pour exposer des truelles commémorant au moins quarante poses de première pierre — dans cette ville où, depuis des années, il ne se construit pourtant plus grand-chose.

« Regardez cette clef, avec elle je peux entrer de nuit dans la basilique Saint-Marc. Personne d’autre n’en possède à Venise, à part le patriarche, notre cardinal, nous nous la transmettons de directeur en directeur. Si j’étais plus jeune, je veux dire moins handicapé, je vous ferais moi-même la visite. J’ai tellement aimé vivre la nuit, autrefois ! On prendrait le petit escalier qui mène jusqu’aux quatre chevaux de bronze. Bon, ce colloque, quelle barbe ! Je vous ai vue fuir par la porte du fond…

— J’avais une visite à faire. Un ami vénitien, en armure… Dites-moi, vous avez beaucoup d’écrivains français à Venise, qui résident ?

— Pas assez ! Je les aime beaucoup, alors que nous devons subir toute une colonie française qui est la pire qui soit, pas vraiment des intellectuels, un troupeau de bons à rien chic, agglutinés dans trois palais, toujours les mêmes, qui dès qu’ils croisent un autre Français veulent savoir à quel hôtel il est ou dans lequel des deux autres palais, et là-dessus, ils se jugent, ils se débinent. Ils ne nous aident jamais à organiser nos conférences et nos concerts, et ils viennent ensuite comme des mouches à miel. Je les redoute presque autant que les membres des comités.

— Les comités ?

— D’autres plaies de Venise ! Vous les avez vus s’infiltrer ce matin au colloque, pour l’insipide discours du maire : Wanda Coignet, Lady Smokedtruit, le général Samuelson, vous croyez qu’ils s’intéressent aux gondoles ? Ils s’insinuent partout, s’installent aux places réservées des premiers rangs, ils viennent se montrer, voir si par hasard il n’y aurait pas parmi les intervenants des invités qu’ils pourraient agripper, ce sont des pieuvres mondaines…

— À quoi servent ces groupuscules, je ne comprends pas ?

— Chaque pays civilisé se croit obligé d’avoir un “comité pour sauver Venise”, dont les représentants logent en ville à l’affût des dîners, des déjeuners, guettant les altesses et les stars de cinéma.

— C’est utile, non ? Venise se noie, il faut de l’argent.

— C’est un des grands ridicules de la cité et cela ralentit beaucoup l’action de notre gouvernement en matière de patrimoine. Les vrais Vénitiens fuient comme la peste ces faiseurs de ronds de jambe qui prétendent voler à notre secours. Ce qui est drôle, c’est de les voir se mépriser entre eux, comme des petits Français, une commedia dell’arte qui nous enchante. Cela vous concerne, vous qui êtes une spécialiste des gondoles et des bateaux, ils ont envie je crois de refaire notre Bucentaure, le navire des doges, que Napoléon a détruit. »

Sur ce sujet, le professore Crespi est cinglant. Pour lui, la palme du ridicule revient à celle qui depuis quinze ans est la présidente du comité français, une dogaresse de la gaffe. S’il y a un nom à ne jamais prononcer à Venise, c’est celui de Napoléon, qui a mis fin à dix siècles d’indépendance et à cent ans de galanterie. Et la présidente de la Société française pour sauver Venise n’a que lui à la bouche. Elle est la sœur de cette baronne Sidonie Coignet, que Pénélope a rencontrée autrefois faisant manœuvrer des bataillons de grognards à bonnets à poils dans les bosquets de Versailles, c’est une des dernières familles de bonapartistes activistes. Sidonie ressemble à un sergent-major, poignée de main virile, argot de cantinière, elle passe ses nuits à peindre des armées de soldats de plomb. Elle s’est tardivement mariée à un Japonais richissime qui a trouvé en elle une part de légende.

Sa sœur Wanda, bonapartiste également, est le sosie de Louis XIV : le nez, la coiffure en grande cascade de perruque, l’air supérieur, mollet galbé et hauts talons. « Vous verrez, dit Crespi, elle a deux mots favoris : stratégie et projet. Quand elle a dit “un projet” c’est comme quand le prophète Jérémie disait “le messie” ou quand Abraham parlait à ses enfants de la Terre promise. “Je suis sur un projet”, dans son langage, est l’exact équivalent de “très bien et vous”. Je la vois toujours comme une très grosse poule assise sur son œuf, son “très beau projet, très fédérateur” dont elle est la seule à parler. Quant à ses stratégies, je m’y perds un peu. Pendant longtemps elle construisait des financements européens, un exercice très sportif qui lui faisait un bien fou. Puis elle a réussi à soutirer une fortune à son beau-frère nippon pour que le comité français devienne un des plus riches. En ce moment, elle triomphe. Imaginez Louis XIV à Austerlitz, ça fait froid dans le dos, non ? »

À Venise, cette Wanda Coignet a repéré tout de suite les appartements de Napoléon dans l’ancien palais de la place Saint-Marc, elle imagine de restituer devant le palais des Doges la statue de l’Empereur qu’une poignée de Vénitiens « collabos », dit Crespi, avaient voulu pour fayoter offrir à celui qui les avait conquis. Wanda suscite une émulation redoutable parmi les comités internationaux qui se lancent dans les projets les plus coûteux et les plus inutiles pour « sauver Venise ». Tous cultivent le nationalisme : le comité autrichien veut restaurer en priorité le boudoir de Sissi où l’impératrice résida moins de temps que Romy Schneider quand elle vint tourner la fameuse scène où elle court, éperdue, sur la place Saint-Marc. Pendant ce temps, victimes de l’acqua alta, ces secousses marines qui surgissent souvent dès octobre et jusqu’en mai, les vieilles maisons d’artisans, les échoppes de boulanger qui n’avaient pas bougé depuis deux siècles clapotent et se fissurent.

Pénélope écoute Crespi. Elle sait exactement où elle veut l’amener. Il va pouvoir l’informer mieux que personne. Il continue, ravi d’avoir une auditrice plus jeune que d’habitude.

On dépense des fortunes pour des monuments qui n’étaient pas en si mauvais état, mais où on va pouvoir ensuite se faire photographier ; et toutes les petites maisons modestes de la Venise populaire du XVIIIe siècle sont en train de disparaître dans l’indifférence absolue. Qu’importe, Wanda Coignet a réuni le mois dernier, pour un dîner à la Ca’ Rezzonico, le musée du XVIIIe siècle vénitien, un vaste club de milliardaires venus écouter la princesse de Courlande donner une conférence dont le titre indiquait par avance qu’ils n’apprendraient rien : « Pourquoi il faut sauver Venise ».

« Pourquoi en effet, Pénélope ? Mais pour se rencontrer entre milliardaires et aspirants milliardaires. Certains n’arrivent pas à trouver ce qu’ils peuvent restaurer. Le comité norvégien, à peine créé, s’est intéressé aux inscriptions en caractères runiques qui figurent sur les lions de l’Arsenal. Personne n’a su les lire, mais pour les restaurer les armateurs d’Oslo, jouant les amateurs, ont réuni au moins dix fois la somme nécessaire. On amasse tant d’argent, et tout s’écroule ! »

Ces lions, Pénélope, parce qu’elle a lu Corto Maltese, les connaît déjà. Elle fait comme si elle les avait vus. Cette action leur a donné l’idée de ce nouveau chantier, encore plus merveilleusement inutile que tous les précédents, mais qui rendrait à l’Arsenal ses anciennes fonctions, poursuit Crespi : reconstruire à l’identique, avec les techniques de l’époque, le vaisseau de parade du doge, une montagne de bois doré et de velours rouge, du haut de laquelle il célébrait chaque année la cérémonie de ses épousailles avec la mer « en signe de perpétuelle domination » — normal que la mer, aujourd’hui féministe, se révolte et déborde partout. En France, à Rochefort, on fait visiter le chantier de l’Hermione, reconstruction à l’identique du bateau de La Fayette lors de la guerre d’Amérique, et c’est un immense succès.