L’étrange professeur Crespi, qui perpétue l’ancienne politesse des grands seigneurs de Venise, a prévu une soirée lyrique pour marquer le début du colloque et permettre aux intervenants de mieux se connaître, autour d’un buffet et de coupes de prosecco. Depuis quinze ans, il fait toujours jouer à peu près le même programme : tout sauf Vivaldi. Pas de musique dite vénitienne, pas de barcarolle, pas de pseudo-romances de gondolier. Il demande Chabrier, Reynaldo Hahn, Satie ou Berlioz. Comme il a beaucoup aimé les cantatrices, il a gardé l’habitude de faire préparer pour les bis Les Chemins de l’amour de Francis Poulenc, entrée en matière idéale avant d’aller dîner avec les artistes.
Maintenant qu’il alterne fauteuil roulant et cannes anglaises, par nostalgie, il continue de réclamer qu’on bisse pour lui Les Chemins de l’amour.
10
Les infortunes de Gaspard
Paris,
mercredi 24 mai 2000
Wandrille et Jacquelin de Craonne, leur séance de photos terminée — comme ça le dossier pour Air France Madame sera bouclé —, ont dû s’encombrer du jeune Gaspard Lehman qui ne voulait pas les quitter. Craonne s’est cru obligé d’avoir un mot aimable pour l’inviter. Le petit intrigant souriait à une des statues dorées qui représente la Victoire et semblait déjà lui tendre sa palme de bronze. Il s’est empressé d’accepter avec, selon Wandrille qui raconta tout à Pénélope, des yeux de caniche à qui on montre un sucre. Craonne du coup s’est senti un peu mieux. Il a repris sa posture de grand homme de lettres, ce qui finalement n’était pas plus mal — Wandrille n’avait guère envie de s’occuper toute la soirée d’un vieux monsieur apeuré.
Wandrille est surtout exaspéré. Il a compris tout de suite. Gaspard Lehman avait joué fin pour réussir à entrer dans le jeu. Il devait être fier de sa ruse. Wandrille avait eu l’imprudence, deux jours auparavant, de lui téléphoner dans l’idée d’ajouter un encadré avec une photo dans son reportage centré sur Craonne, style « trois questions à un jeune auteur passionné par Venise » et Wandrille, comme souvent, avait été trop bavard. Il lui avait donné son idée, et lui avait parlé de ces faux chevaux vénitiens en plein ciel de Paris posés au sommet de l’arc de triomphe du Carrousel. Du coup, le petit courtisan s’était arrangé pour se trouver là au bon moment, sans doute pour tenter de séduire Jacquelin de Craonne — qui avait fait face, lui qui n’avait qu’une envie, après le choc reçu à l’École des beaux-arts en découvrant cet avertissement sanglant : rentrer s’enfermer chez lui.
S’il était revenu chez lui, il aurait sans doute allumé la télévision, qu’il regarde beaucoup sans trop s’en vanter. Il serait tombé sur un flash spécial, à la fin du Journal. Et les images qu’il aurait vues lui auraient fait froid dans le dos. On a beau détester ses ennemis, les cadavres broyés ça produit toujours un certain effet. Et si Wandrille avait écouté le répondeur de son téléphone, il aurait trouvé un message de Pénélope, gentillet, calme et rassurant. Il ne lui manque pas, c’est certain, et Venise lui plaît — comme à la première des midinettes, décevant, ça, elle a plus de sens critique d’habitude. Elle ajoutait : « Et tu embrasses pour moi ton écrivain qui a un nom de biscotte ! »
Sur la banquette du café, Jacquelin de Craonne répond aux dernières questions de Wandrille qui veut boucler ce long papier dès ce soir, et aurait assez envie de boxer cet écrivaillon qui les écoute et fait l’avantageux.
« Vous pouvez évoquer pour la centième fois le bal Beistegui, ça plaira, mais personne ne l’a jamais vraiment raconté comme je l’ai vécu. C’est une vieille affaire, classée depuis quarante ans. »
Le « Café des deux Académies », rue Bonaparte, est un établissement enfumé, aux murs jaunes et sales, le plus discret du quartier. Ils ont retraversé la Seine, à pied cette fois. Craonne ne veut plus montrer son trouble, ou alors il se sent un peu rasséréné. Wandrille lui a promis de le raccompagner chez lui ensuite — reste à se débarrasser de ce Gaspard, captivé d’entendre du nouveau sur ce bal célébrissime, de la bouche d’un de ceux qui y avaient participé.
Ce bal était un prétexte, il cachait autre chose, sussurait Craonne, une réunion inavouable…
« C’est cette nuit-là que tout a commencé. Tous les chats étaient réunis… Et voilà que des années après, cette histoire resurgit, avec cette tête de chat coupée, et ce message. Il faut que vous m’aidiez, je n’ai plus personne, vous, vous êtes jeunes, vous pouvez me secourir.
— Mais ce message, sur ce petit carton plié, que veut-il dire ? Je l’ai dans ma poche, lisez : “Tous les écrivains français de Venise seront des chats si le cheval de l’île noire ne rentre pas à l’écurie. Première exécution cette semaine.” Quel cheval ? La statue du Colleone ?
— Mais elle caracole sur son campo fière comme un presse-papiers sur mon bureau, personne ne l’a jamais volée, elle pèse trois tonnes, je ne comprends pas… Rien dans ce billet ne laisse penser qu’il s’adresse à moi. Je n’ai pas une âme de voleur, j’ai toujours eu peur des chevaux. Je suis monté trois fois dans ma vie sur ces monstres préhistoriques, le temps de faire faire trois photos… »
Wandrille n’arrive plus à capter le regard de Jacquelin de Craonne. Il ment. Il doit raconter ce qu’étaient ces « chats », le soir du bal donné à Venise par Carlos de Beistegui.
Si Gaspard n’était pas là, il poserait à Craonne des questions plus directes. Il suggère, sans conviction, pour le faire parler : « Celui qui a fait ça n’était pas censé savoir que nous viendrions pour cette séance photo. J’avais appelé seulement ce matin et peut-être le pauvre chat est-il là depuis la veille… N’écrivez rien sur ce sujet dans votre article, ni vous Gaspard, restez dans votre veine réaliste et contemporaine.
— Vous vous réservez ce morceau de bravoure ? Ou vous voulez qu’il soit traité par Achille Novéant ?
— Novéant, coupe Craonne avant de se taire, il rime avec Néant ! »
Gaspard, remis à sa place, n’ose plus parler. Il acquiesce, fier d’occuper enfin, depuis quelques mois déjà, mais jamais autant qu’aujourd’hui, le strapontin de ses rêves. Face à Jacquelin de Craonne, le vieux maître, il se sent une sorte de dauphin frétillant des nageoires. Wandrille rit sous cape et supprime déjà par la pensée, dans sa dernière page, les « trois questions à… ». On mettra une photo à la place, une de celles prises avec les danseuses du Lido en bas résilles.
« Écrivain français de Venise », c’est un statut. Ils sont une quinzaine, plus quelques satellites occasionnels. Tous sur le même sujet, cherchant l’effet original dans un décor de canaux battus — à la rame — comme aucun sentier ne le fut jamais par aucun gros sabot. Chacun veut épater l’autre — « épatant » est d’ailleurs un de leurs cris d’extase préférés. Depuis une dizaine d’années, ils commençaient tous à se sentir un peu vieillir, distillant Giorgione, Titien et Tiepolo pour un public qui, de plus en plus, réclame de l’art contemporain. Novéant a un peu osé s’engager dans cette voie, il a glissé un Paul Klee dans son dernier opus, mais sous couvert de Peggy Guggenheim et tout s’était très bien passé, il n’avait pas reçu de lettres de plainte de ses fidèles.