Le public branché de la biennale d’art contemporain, pour qui Paul Klee est une vieille lune, ne l’avait pas rejoint. Personne n’imaginait Craonne ou Novéant parlant d’installations, d’art vidéo ou de webcams. À l’inverse, la nouvelle école littéraire n’était plus tellement vénitienne, si on excepte les autofictions de Rosa Gambara qui publie des listes de courses d’alimentation néo-durassiennes et le journal de ses lectures.
Le club risquait de s’éteindre et tous en avaient conscience. Rien de plus fermé que leur cercle. Voulaient-ils vraiment qu’il s’agrandisse et s’ouvre à la jeunesse ? Pour « le petit Gaspard », explique Craonne, se faire si vite « un début de nom » dans cette amicale de sympathiques esthètes est un exploit qui mérite d’être salué. Avant lui, Yvan Caroux avait essayé, il était vite sorti de scène après un article intitulé « Yvan le pas terrible » dans Le Figaro littéraire.
Dès son premier roman, Gaspard Lehman les a braqués — comme on braque une banque. Chaque chapitre portait le titre d’une pièce religieuse de Vivaldi : « Per la solennità dell’immacolata concezione », « In furore », « Longe mala umbrae terrores », c’est un peu facile tout de même. Une des règles tacites du club veut que tous respectent plus ou moins certains interdits : pas de lion de Saint-Marc, pas de pigeons, pas trop de Vivaldi, pas de reflets dans l’eau, pas de pittoresque facile.
« Et un mot comme cheval, demande Wandrille, vous avez le droit ? »
« Cheval » ça va encore, même si Paul Morand dans Venises a déjà un peu exploité le filon. Le pire c’est « carnaval », et « masque » bien sûr, surtout quand on se croit malin, pour faire joli, de glisser « bergamasque » dans la même phrase. Tous ces crimes, le petit Gaspard les avait commis. Il avait mis les pieds dans tous les plats. Mais joyeusement.
Son secret, c’est de ne pas faire de style avec ces mots-là, pas de lyrisme. Il a su servir à la sauce Duras les poncifs de bon papa. Son premier roman vénitien, du gibier présenté comme de la nouvelle cuisine, a plu à tous les publics : écriture blanche et sèche, sujet verbe complément, pas de métaphore, de la vie réelle et sans art, une petite ville avec ses misères et ses trois fois rien, pas de grand amour, surtout, ni sentiment ni architecture. Pas un mot sur Vivaldi, juste la bande-son : Gloria, Magnificat et basta ! Prix des lectrices de Elle. Rage des vieux. Sauf Craonne et quelques autres, qui dressèrent l’oreille. Si c’était la relève qui arrivait ?
Un an après, le chaton en refaisait un, puis un autre, et encore un roman plus tard il ne leur restait à tous qu’une issue : le revendiquer. Gaspard fut invité au Florian, célébré, adoubé, il prit vingt ans en quelques semaines. Certains jouaient à lui parler en langue vivaldienne, Frédéric Leblanc lui susurrait : « Quia fecit mihi magna » — « parce qu’Il a fait pour moi des merveilles » — et Gaspard sans sourire répondait : « Deposuit potentes de sede » — « Il déposa les puissants de leur trône ». Ils s’envoyaient des motets à la figure. La confrérie désormais compterait sur lui pour durer encore dans les cinquante ans qui viendraient. Il était la garde montante, l’un des leurs déjà… De là à l’initier tout de suite à tous les mystères…
Wandrille d’un coup n’en peut plus. Il appelle un taxi, jette son manteau à Gaspard, laisse un bon pourboire au café et s’emballe devant un Craonne qui retrouve son sourire de la matinée : « Venise, puisque vous ne me demandez pas mon avis, je vais vous le donner, mais c’est grotesque, ouvrez enfin les yeux, tous ces masques de carnaval moulés en série en Turquie, ces Japonais pitoyables avec leurs chapeaux de Triboulet qui agitent leurs grelots, ces joyeux turlurons pathétiques avec leurs loups en fausse dentelle, même mes parents ont fini par s’apercevoir que c’était nul. Kitschouilleries, prétentions intellectuelles, extases fabriquées, hôtels de luxe mal tenus vivant sur leur réputation, gondoliers racketteurs et garçons de café qui surtaxent les pigeons de touristes, Venise me fait horreur !
— Mais non, cher ami, vous confondez, c’est le sconto veneziano. Les Vénitiens ont une réduction. Ce ne sont pas les touristes qui payent plus cher, c’est donc exactement l’inverse… »
Craonne affiche sa joie de se voir piétiné. Il vient d’adopter Wandrille. Gaspard vaincu par surprise tente un sourire fin. Wandrille, napoléonien jusqu’au bout, lance une seconde canonnade : « Une ville ancienne, allons bon, mais c’est la ville la plus restaurée du monde. Comme tout se patine à toute vitesse avec votre climat pourri, un balcon sculpté en 1970 avait déjà l’air d’être Renaissance en 1973. Je voudrais bien savoir combien il y a de pierres vraiment médiévales dans Venise. Une fois qu’on a visité les musées et les palais, les églises et les collections, ça fait quand même une vingtaine de week-ends à prévoir, calvaire qu’on peut échelonner sur quinze ans de mariage, on fait quoi à Venise ? Promenez-vous une journée nez au vent, vous vous flanquerez dans les amis que vous évitez à Paris, vous reconnaîtrez le soir les groupes piteux que vous avez croisés le matin, l’été ça empeste, l’hiver c’est froid et gris, le reste du temps il pleut vaguement, vous aimez, vraiment ? C’est la seule ville du monde où on a remplacé les rues par des égouts à ciel ouvert, et ça vous plaît ! Urbino, Mantoue, ou même Padoue et Vicence sont mille fois plus attachantes, plus authentiques. Pire que Venise, mais je ne vois que Bruges ! »
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Les Japonais sous le Chinois
Venise,
mercredi 24 mai 2000
Pénélope fonce vers le Florian. Dans les calle, pour montrer qu’on est vénitien, et pas touriste, plusieurs accessoires sont possibles : se promener avec un cartable plein de dossiers, une raquette, un chien, un chariot de courses… Deux orchestres l’agressent en même temps : l’un diffuse des viennoiseries pur beurre, l’autre distille un Vivaldi poisseux comme un sirop de fraise. Pénélope commence à se demander si Venise ne va pas la décevoir. Au fond, c’est peut-être plus beau dans les livres d’histoire de l’art.
Sur la place Saint-Marc, des couples valsent et des grappes de bonnes sœurs se donnent la main. Des crétins du monde entier lancent du grain à des pigeons obèses. C’est le pôle touristique le plus éprouvant du monde. L’architecture est d’une sévérité désolante. Le campanile massivement reconstruit vers 1910 bouche la vue. Personne ne se rend compte que tout cet ensemble est plutôt laid parce qu’au fond de cette scène de théâtre la basilique Saint-Marc fait jouer toutes ses mosaïques. Pas le temps de s’en approcher.
Les Japonais ne se sont pas aperçus que désormais, au café Florian, il n’y a plus qu’eux. Ils sont les derniers à se retrouver « sous le Chinois » comme on disait au temps du Club des longues moustaches. C’était vers 1900, à l’époque du poète Henri de Régnier, qui a ouvert la voie à cette jolie scie littéraire. Avant lui, Chateaubriand, Gautier, Musset avec son fameux « Venise pour le bal s’habille » avaient traité le sujet de manière occasionnelle. Lui, avait décidé de se fixer sur le motif. Tous les Français passionnés de Venise se donnaient alors rendez-vous là, dans ce décor de boiseries peintes avec ces miroirs piqués qui font rêver à tous les visages qui s’y sont reflétés.