— Pas vraiment…
— Un ancien ambassadeur, rasoir, pédant, avec des prétentions littéraires extraordinaires et plénipotentiaires ! Gaspard serait parfait dans le décor romain, ça le changera de nos canaux pourris. Je crois qu’il a une petite copine ici, ou quelqu’un en tout cas, peut-être un gondolier, j’ai senti ça. Ils ne sont musclés que d’un seul côté, les gondoliers, vous aviez déjà réfléchi à ce problème ? Biceps d’un côté, arête de poisson de l’autre, vous me direz votre avis de femme.
— Pas lu ses livres.
— Vous allez le voir, il arrive demain, vous avez tout pour vous entendre, il est passionné par l’art, mais il perd son temps à raconter en détail des histoires d’amour absurdes et à lire de mauvais livres. Vous allez l’aider, ma petite, au moins pour sa bibliographie. »
Pénélope a bien compris que ce petit Gaspard, d’instinct, Rosa Gambara l’avait détesté. Et qu’ensuite elle avait fait des efforts.
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La grande peur des écrivains
C’est l’article de La Gazzetta, repris par Le Figaro, Le Monde, Libération, qui a tout déclenché. Toutes les informations, Pénélope le sait, viennent d’une seule source : Rosa, « la » Gambara, dont les mauvaises langues disent que la seule vraie rivale dans la région est la tour d’information de l’aéroport Marco-Polo avec sa batterie de haut-parleurs.
La menace pèse sur les écrivains français qui vivent, se rendent à Venise ou qui lui ont consacré des œuvres. Le grand massacre des chats annonce celui des auteurs. Achille Novéant est le premier cadavre. Le jeu est d’établir la liste de ceux qui suivront.
C’est que les écrivains français de culture vénitienne sont légion ! Leur engouement a produit des milliers de pages… Tous les articles l’expliquent, détaillant à l’envi les noms, les œuvres… Venise attire en moyenne un écrivain par nation, la France fait exception, elle a produit depuis deux siècles l’équivalent de la population d’une petite commune rurale composée d’auteurs amoureux de la Sérénissime. Les États-Unis, qui ont donné Henry James puis Ernest Hemingway, peinent à trouver leur grand Vénitien contemporain, et c’est Woody Allen qui en tient lieu.
Ce que révèlent ces articles, c’est qu’une vingtaine d’entre eux, quinze peut-être, sont regroupés en une sorte de confrérie, où on entre par cooptation. Le Monde, qui dévoile clairement l’existence du réseau, sans citer ses sources, se garde bien de donner une liste précise. En apparence, il ne s’agit que de se passer les clefs de quelques appartements mis en commun, en réalité ce serait un vrai système. Il y aurait depuis les années vingt quelques étages de palais, des chambres sous les toits, une bibliothèque enrichie avec soin. Certains n’ont pas joué le jeu : Sartre après ses textes sur les Tintoret de la Scuola Grande di San Rocco avait été approché pour entrer dans le cercle des « écrivains de Venise ». Il avait demandé si cet honneur pouvait se refuser, et il avait refusé — sans que cela fasse grand bruit. Aragon, malgré ses poèmes vénitiens et Les Dames de Carpaccio, n’avait pas été coopté. « Écrivain français de Venise », c’est un statut, c’est être membre d’un club. D’un club aujourd’hui visé par des tueurs.
Jean d’Ormesson, sur qui pèse désormais d’avoir écrit La Douane de mer et L’Histoire du Juif errant, romans dont l’action est en partie vénitienne, aurait été vu, pieds nus dans ses mocassins de bateau, cravate bleu marine impeccablement nouée et boutons de manchette en avant, quittant Neuilly-sur-Seine au milieu de la nuit ; il se serait réfugié en Corse dans le golfe de Saint-Florent. Une manifestation de soutien spontanée de lectrices s’est formée devant sa maison. Son éditeur a fait savoir qu’il avait prévu de longue date de prendre des vacances, que ce départ n’avait rien de précipité, et n’avait aucun rapport avec les têtes de chat coupées — qu’il n’hésitait pas à condamner absolument, au nom de l’amour des animaux.
Stéphane Zancan a redit, dans une interview à la télévision, qu’il n’est en rien concerné, il est Vénitien de souche, même s’il vit beaucoup à Paris ! Hortense Schneider, qui a déjà sorti douze volumes de sa saga Venise au temps des doges, dit qu’elle n’interrompra pas et que dix autres volumes sont en chantier, on murmure qu’elle ne peut pas mettre au chômage le petit atelier d’écriture qui tartine tout cela pour elle, chaque été, dans sa maison de Saint-Tropez.
Philippe Sollers serait gardé discrètement à son domicile, face au jardin des Plantes. Il se murmure qu’il serait le premier de la liste à cause de La Fête à Venise et surtout de son Dictionnaire amoureux de Venise. Personne ne sait où se trouve Jacquelin de Craonne, dont les Fables vénitiennes viennent de ressortir en poche avec une énième nouvelle couverture. Frédéric Leblanc donne une interview au site lesnouvellesdelalitterature.com
: il a écrit sur Venise, et aussi sur les chats, il se sent une cible mais cela le fait rire. Roger Grenier, qui a plutôt écrit sur les chiens, chercherait, selon l’attachée de presse de sa maison d’édition, à vendre son appartement de Venise. Aucun de ses amis n’en veut. Michel Saint-Georges, qui a écrit de belles pages vénitiennes, n’a pas quitté son presbytère irlandais et a dit au site Internet du magazine Lire qu’il était prêt à partir à cheval dans la forêt si des tueurs se présentaient à sa porte et qu’il se réjouissait d’avance de cette occasion de faire un peu de sport. Jean-Paul Renard déclare qu’il reprend l’écriture de sa biographie du peintre Léopold Robert, Le Suicidé de Venise, et que le livre comme prévu sortira pour la rentrée.
Rosa Gambara a décidé d’enregistrer sa prochaine émission littéraire, pour la première fois depuis sa propre maison face au Campo San Zanipolo et à la statue du Colleone. Le thème : écrire contre tous les terrorismes, avec le soutien de Salman Rushdie et du cardinal di Falco, deux autorités intellectuelles. L’information se trouve, cette fois, dans le supplément du Monde qui donne le programme télévisé, avec une photo du palais.
Régis Debray, qu’on aurait pu croire protégé grâce à son pamphlet Contre Venise, aurait reçu lui aussi une tête de chat, dans un sac en plastique des surgelés Picard : les assassins n’ont pas été dupes de ses déclarations de désamour lagunaire. Mais l’information, que seul Libération reprend, semble un peu sujette à caution. L’article indique qu’il n’a pas porté plainte, et qu’il n’a pas voulu exhiber la tête du malheureux félin.
Charles Dantzig annonce dans Monocle qu’il part justement pour Venise braver la menace. Il est photographié dans un motoscafo en pleine acqua alta brandissant un parapluie dans une tempête digne de celle de Giorgione, le ciel plein d’éclairs. Il donne le bras à une jeune beauté genre Filippino Lippi, qui tient à la main son dernier recueil de poèmes. Alain Juppé, auteur de La Tentation de Venise, s’est fendu d’une déclaration, où il rappelait son amitié avec le défunt Achille Novéant et son admiration pour « cette œuvre pleine d’audace et de beauté », ce qui a aussitôt suscité une surenchère de la part de Dominique de Villepin, qui parle de la « poésie rimbaldienne » de Novéant.