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Lambel, qui avait encore un peu l’oreille du ministre de la Culture, lui donnait des nouvelles politiques. Il lui racontait des bêtises, comment il avait logé avant lui, dans l’appartement turc, le jeune prince de Venise, héritier du trône d’Italie, en secret, car la famille de Savoie n’avait pas encore officiellement le droit de rentrer au pays — Achille Novéant était friand de royalties. Comment Madonna, qui y avait passé un week-end très secret, avait déclaré en partant que c’était « la plus belle chambre d’hôtel qu’elle ait jamais eue ». Elle avait cru, la pauvre chérie, que la Villa Médicis, siège de l’Académie de France à Rome depuis Napoléon, était un cinq-étoiles.

Rodolphe Lambel est assez name-dropping. Mais comme il a des trous de mémoire, il passe son temps à demander les noms qu’il veut citer. Un vieux mondain qui continue par réflexe à vouloir saupoudrer la conversation avec des noms d’amis, et qui n’arrive pas à les retrouver tout de suite. Ça serait un tic pour un personnage, à réutiliser, dans un roman, si… C’est fou de repenser à toutes ces fadaises au moment de se faire égorger. Ça rafraîchit. Achille, comme ça, ne tremble pas — à quoi bon.

Le bruit n’a pas été très fort, mais net et sourd : la première porte vient de céder.

2

Pas un mot à l’ambassadeur

Ils avaient conclu un pacte, l’année de leurs vingt ans : entraide, sans discussion. Achille Novéant avait secouru Rodolphe Lambel, trente ans plus tôt, en le faisant exfiltrer d’Ouganda où il n’était que conseiller d’ambassade et en lui obtenant son premier poste d’ambassadeur « dans une région peu sensible », à Sanaa, très paisible dans ces années-là, contre l’avis du directeur du personnel du Quai.

Vingt ans après, Lambel « couvrait » son ami, ne lui posait aucune question, le logeait comme un prince sans jamais avoir reçu la moindre explication. Officiellement, l’académicien avait un livre à finir. Lambel raillait comme il avait toujours raillé : « Mon pauvre Achille, ton vingtième livre sur Venise, tes lectrices, tes tortues, tes douairières en voudraient encore, vraiment ? C’est pour leurs petites-filles que tu écris maintenant, la nouvelle génération est peut-être un peu moins avide de découvrir tes sempiternelles histoires sur le pont des Soupirs et la malédiction de la Giudecca. Faudrait te renouveler, après soixante-quinze ans, c’est pile le bon moment. Venise grouille de jeunes à sac à dos, faut leur causer, faut parler d’eux ! Tes bouquins, injecte-leur du Viagra… »

Achille n’avait pas répondu. Les jeunes filles, aujourd’hui, lisent les livres à l’eau de piment du petit Gaspard Lehman. C’est fou que ce nom, ce visage lui reviennent en mémoire maintenant. Il parasitera tout, même sa dernière minute. Ce faiseur écrit sur Venise. Il a trente ans, en paraît vingt-deux. Il a la mèche, les yeux verts, de l’aplomb, il caracole, sale tête à claques. Au moins Achille, s’il meurt aujourd’hui, n’assistera pas au triomphe de ce freluquet sans talent.

Achille avait fini, au bout de dix jours, par commencer à dire la vérité à Rodolphe Lambel, son vieux frère, une nuit où ils avaient ouvert les volets et que la coupole de Saint-Pierre brillait comme une publicité pour un téléphone portable. Il était traqué. On voulait le tuer. Il savait qui. Et pourquoi.

Rodolphe ne demanda rien.

Achille ne lui dit rien encore à propos du cheval. C’était trop dangereux. Moins ils seraient à savoir…

Rodolphe Lambel n’avait pas été trop surpris, il aidait son ami, il se présenterait peut-être, l’année prochaine, à l’Académie. La chambre turque c’était une cachette parfaite, tellement voyante.

L’entrée se fait par cet escalier indépendant, qui débute dans le vestibule de la Villa. Par un palier, il communique avec l’appartement du directeur. À ce niveau, il y a une grille en fer forgé, une serrure Renaissance compliquée comme une machine de Léonard de Vinci. Toute personne qui veut s’engager dans l’escalier doit passer par la porte principale, sous la caméra de sécurité et devant la loge du surveillant. Pour monter, il faut dix bonnes minutes, un peu moins pour descendre en courant, mais à peine.

Le bruit du bois qui cède a été plus net que la première fois.

On avait enfoncé la deuxième porte. Achille s’était réfugié dans la chambre du bout. Il avait verrouillé les trois serrures des portes de communication, celle de la première chambre, qui venait d’exploser, celle de la salle de bains, celle de la deuxième chambre, ils allaient les faire sauter l’une après l’autre. Le bruit ne s’entendra pas, les plafonds des appartements qui sont au-dessous sont si hauts.

Dans sept ou huit minutes, s’il ne sautait pas par la fenêtre, il baignerait dans son sang, ici, sur cette banquette recouverte d’une tapisserie des Gobelins au chiffre de Louis XIV, avec les deux L entrelacés. Son cadavre aura grande allure, mais la banquette sera foutue. S’il était plus respectueux du patrimoine, il sauterait, il lui faudrait un peu de courage, pour s’écraser quarante mètres plus bas, devant la vasque qu’a peinte Corot. En esthète blasé, Achille Novéant, qui savait qu’il méritait sa fin, hésitait encore un peu entre ces deux apothéoses.

3

Seule à Venise !

Venise,

mercredi 24 mai 2000, dans la matinée

Seule à Venise ! Si au moins ça avait été pour des vacances !

Le colloque commence et Pénélope déjà n’a qu’une envie : s’échapper. S’enfermer ici, dans cette mythique et poussiéreuse « salle des Quarante » de l’Istituto Veneto, devant un unique Tintoret, alors que l’Accademia, avec ses chefs-d’œuvre, est de l’autre côté du pont de bois, que la ville irradie et que le soleil flambe, c’est un supplice. Et ça va durer jusqu’à lundi ! Jamais vu un colloque aussi long, d’habitude ça se passe en trois jours, là il y a au moins trente interventions ; heureusement, dans le programme, le dimanche est libre…

Écouter les discours de bienvenue, supporter le vieux velours rouge des fauteuils, république sérénissime des acariens : la tentation est grande de sortir et d’aller boire un espresso au soleil. Sans compter l’obligation de répondre à mi-voix aux coups de téléphone professionnels, toute une farandole de casse-pieds, la conservation de Versailles — elle y a été nommée il y a un an déjà —, le Centre de recherche des monuments nationaux — installé au château de Champs-sur-Marne dont un plafond vient de s’effondrer, ça fait bon effet — qui la consulte à propos d’une restauration en cours, une broderie très fragile. La spécialité de Pénélope, ce sont les tissus anciens.

Pire, dès la pause de dix heures, les appels des amis : « À Venise pour un colloque, ça va ! », il y en a eu une rafale de quatre ce premier matin, ceux qui s’ennuient, ceux qui sont en premier poste à Limoges ou à Clermont-Ferrand. Bertrand, ami de promotion de l’École du patrimoine, expert en paléographie notariale du XVe siècle, qui est numéro trois aux archives départementales du Puy-de-Dôme, lui a fait la blague fameuse : « Que préférez-vous : un week-end seul à Venise ou avec la femme aimée à Clermont-Ferrand ? » Participer à un colloque scientifique à Venise c’est attirer les ennuis, les envieux, les ricaneurs.