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Jacquelin de Craonne depuis le reportage de Wandrille et ces deux jours de cavalcade à travers Paris est terré chez lui. Il a téléphoné aux bureaux d’Air France Madame pour demander qu’on lui donne les clichés où il pose avec une danseuse du Lido nommée Mlle Fifi. Était-ce pour en interdire la diffusion étant donné les tragiques circonstances ou pour en avoir un beau tirage sur papier à encadrer, la secrétaire n’a pas réussi à comprendre tellement il bégayait, lui qui d’ordinaire a le verbe si précis.

Il a juré à Wandrille, qui l’appelait de Roissy, qu’à son âge il ne remettrait plus les pieds à Venise. Il connaît la ville, à quoi bon y revenir, même pour la promotion de son prochain livre. Il donnera les interviews chez lui.

Wandrille a découvert, rue de la Butte-aux-Cailles, un appartement plein de livres et, en piles autour du grand lit à baldaquin style haute époque-brou de noix des années soixante, des dizaines de paquets non ouverts de livres envoyés par les éditeurs. Beaucoup de photos de son fils disparu. Des cartons de surgelés périmés dans une poubelle, qu’il lui avait demandé de descendre en partant, en lui précisant qu’il devait faire attention aux bacs de couleur pour le « tri ». Le décor jadis somptueux présentait plusieurs symptômes de dépression. Il fallait aider ce pauvre vieux pourri de talent. Wandrille agirait.

« Mais toi, Wandrille, tu as lu les romans de ce Jacquelin de Craonne ?

— Dans Venise la rouge, 1972, Le campanile est tombé cette nuit, 1983, Venise City, 1998, je peux t’en prêter, c’est toujours sympathique et chic.

— Supérieur à Achille Novéant ?

— Là, tu poses une question gênante. »

Le fameux Rembrandt, Craonne a été incapable d’en trouver une photo pour que Wandrille puisse bien comprendre de quoi il s’agissait, une toile de grand format, il ne sait pas ce qu’elle est devenue, il n’a même pas pu expliquer à son nouvel ami où elle se trouvait dans Venise, ni pourquoi elle était liée au sort des écrivains. En revanche, il lui a offert un billet d’avion.

« Il voulait t’écarter, tu es tombé dans le piège comme un bleu. S’il est membre du club des écrivains qui cache le Rembrandt, alors il sait où se trouve la planque.

— Il m’a dit : “Notre cachette était autrefois sur l’île noire. Je serais incapable d’y retourner.” — Il y a des dizaines d’îles sur la lagune.

— Je sais. Il m’a dit que si je l’appelais de Venise, ça l’aiderait, qu’il arriverait peut-être à me guider.

— Il te ment.

— Le pauvre, tu plaisantes ! Je suis ses yeux, tu comprends. Il a besoin de ma connaissance de Venise pour que je puisse agir à sa place. Il va me donner des instructions, je dois l’appeler ce soir. On va la trouver, cette île noire.

— Tu sais, il faut garder ce que tu sais pour nous. Craonne a parlé de ce Rembrandt aux journalistes ? À la police ?

— Bien sûr que non, il est persuadé, si j’ai bien compris, il est très confus, que l’œuvre, pour une part au moins, lui appartient. Je veux me réserver le scoop, tu penses.

— Pour lui, tu es important : tu es son alibi.

— Non, je l’ai quitté vers sept heures du soir à Paris, il pouvait prendre un avion pour Rome et revenir le lendemain matin. Son vrai alibi, c’est sa tremblote et la police des aéroports. Je suis certain qu’il est innocent. Il court des risques et je peux l’aider ici, pendant qu’il se barricade à Paris. On va trouver ce tableau, c’est toi qui l’offriras au Louvre. Tu seras nommée par acclamation conservatrice dans le plus beau musée du monde. Tout cela grâce à qui, Péné ? Embrassons-nous dans ce décor kitsch, s’il te plaît. »

Pénélope sourit avec commisération. Son Wandrille croit qu’il connaît Venise sous prétexte que ses parents l’ont emmené chaque année, pour le sacro-saint anniversaire de leur mariage, passer un week-end au Danieli, au Gritti, au Cipriani, au Bauer, pauvre naïf ! Il y a surtout appris à faire des cocktails au shaker. Elle en a plus vu depuis trois jours en se promenant au hasard. Wandrille croit que tout le monde ici circule en Riva laqué, boit des Bellinis et bronze au Lido.

Pénélope a mis de nouvelles lunettes de soleil. Il faut juste qu’elle arrive à calmer l’agitation de Wandrille, sinon la fin de son séjour, dont elle se réjouissait, risque d’être abominable.

« Je pourrais en faire un livre, Péné ! L’histoire commencerait vers 1900, une traversée du siècle dans la Sérénissime. On irait jusqu’au bal Beistegui, et à la vague d’assassinats qui va frapper les écrivains dans les semaines qui arrivent… Depuis le temps que je veux sortir quelque chose, arrêter l’enfer des piges de trois feuillets dans dix magazines à la fois, tu te souviens de mon projet d’une biographie du duc de Windsor…

— Bien sûr, c’était quand j’étais à Bayeux, tu avais fait des fiches à la piscine du Ritz, ça t’avait bien occupé…

— Quand je vois ce petit Gaspard Lehman, il a déjà produit trois romans…

— Alors que toi, avec ton talent naturel… Viens plutôt par là, à l’extrême pointe de la Douane, Zoran qui est ma référence pour l’art contemporain, m’a dit qu’il ne fallait pas manquer une œuvre sublime. Quelle idée de mettre de l’art contemporain à cet endroit… »

La Douane de mer abrite encore des entrepôts. Le regard vogue du palais des Doges à l’île de San Giorgio, c’est l’endroit où le Grand Canal s’ouvre et devient comme la mer. Les yachts se croisent, c’est beau comme Genève.

L’installation de Bill Viola n’est pas une sculpture. Il faut s’allonger, à l’extrême pointe du quai, au pied de la statue de la Fortune dédorée qui présidait à l’arrivée des navires marchands prêts à déballer leur cargaison, à la grande époque, du temps où sa dorure était neuve. Au premier regard, rien n’apparaît. Aucun visiteur ne semble savoir qu’une œuvre d’art se trouve là. Douze haut-parleurs, disposés en cercle, forment une sorte de discret Stonehenge de l’âge technologique. Pénélope, à qui Zoran a tout expliqué, s’allonge sur les pavés. Bill Viola a conçu un espace sonore, fait de sons captés en direct sur douze places de Venise. À midi, le mélange de tous les campaniles qui éclatent presque en même temps donne le vertige. Le reste du temps, la rumeur de la ville se superpose à la clameur des flots. Pénélope ouvre les yeux, les ferme, les ouvre. Wandrille lui a pris la main. Ils sont allongés l’un à côté de l’autre, ils écoutent.

Pénélope ferme encore les yeux. Les lèvres de Wandrille se posent sur les siennes, style amour courtois. Elle marche bien, cette installation de Bill Viola.

« Écoute, Wandrille, c’est merveilleux l’art contemporain pour ton enquête…

— Notre enquête.

— Si on égorge quelqu’un sur le chantier de reconstruction de La Fenice, on entendra le cri ici, Bill Viola a truffé Venise de micros. Attends, je crois que j’entends un Rembrandt qui arrive…

— J’ai cherché, par Internet, ce que ça donne quand on lance Rembrandt et Venise. Les moteurs de recherche n’ont presque rien rapporté dans leurs filets. Pas de Rembrandt dans les musées de la ville, pas de séjour de l’artiste ici… Un Rembrandt à Venise, c’est comme un Fra Angelico au Texas.

— Ta manie d’Internet fait de la peine. Si tu crois que c’est fiable ! N’importe qui écrit n’importe quoi, je te prédis que dans dix ans plus personne ne parlera de ce truc ! Un Fra Angelico au Texas, pas besoin d’ordinateur, il y en a un seul : au musée Kimbell de Fort Worth.