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— Tu es mon ordinateur.

— Rembrandt à Venise, tu as raison, ça ne me dit rien. Tu veux te faire passer pour un historien de l’art menant l’enquête ? Tu veux aller voir le conservateur du musée Correr et celui de la Ca’ Rezzonico ?

— Tu crois que je serais crédible ? Il me faut une couverture, pour fureter dans la ville sans attirer l’attention…

— J’ai une idée de reportage pour toi : les comités de défense de Venise. Tu en as déjà entendu parler ?

— Oui, mes parents sont sollicités à longueur de temps pour des dîners de charité. Une fois maman est revenue avec une turista du diable, on en a plaisanté pendant des mois, un gala trop chic à Dorsoduro. Le caviar était rance.

— C’est le titre d’un roman de Craonne ou de Novéant ? Dis à tes parents de garder leur argent ! La présidente du comité français est une certaine Wanda Coignet. C’est la sœur de Sidonie Coignet, tu te souviens, qui a épousé un richissime Japonais. Cette Wanda s’est rendu compte que sa fortune fondait plus vite que sa graisse, et elle passe sa vie à faire des dîners de milliardaires à Venise. Je te conseille d’aller la voir, elle est très bavarde, elle te donnera les noms de tous les autres, ses rivaux qu’elle méprise et qui la méprisent, tu verras défiler tout ce qui compte dans Venise…

— Un bon article.

— Tu raconteras comment les autorités municipales leur font en apparence bon accueil et s’ingénient à les décourager : on les aiguille vers Padoue, vers Vicence, vers les villas de Vénétie. On les envoie restaurer les anciens comptoirs vénitiens, Piran en Slovénie, Kotor au Monténégro, Hvar perle de la Croatie, le Saint-Tropez sans vedettes d’un pays sans cinéma, on leur dit que c’est bien plus charming, et ils courent là-bas, après avoir organisé ici un dîner diapo avec la princesse de Kent ou la reine de Thaïlande. C’est tout pour toi…

— Adjugé ! »

2

Ce que Pénélope ne raconte pas

Venise,

dans l’après-midi du vendredi 26 mai 2000

Pénélope s’était bien gardée de tout raconter à Wandrille — quand son curé lui avait expliqué le mensonge par omission l’année de sa première communion, elle avait trouvé ça génial. Elle se sentait heureuse de le retrouver, c’était vrai, elle ne voulait pas gâcher ces beaux moments. Elle s’était dit qu’il était trop stressé, qu’elle allait attendre un peu pour lui glisser qu’elle avait failli le tromper, et puis qu’elle devait garder quelques armes si jamais, dans les jours qui venaient, il se faisait trop pénible. Maintenant qu’elle lui a trouvé, grâce au badinage du professeur Crespi, un bel os à ronger, les comités, et qu’il a l’idée de découvrir un Rembrandt, elle va avoir à peu près le champ libre pour continuer à vivre sa vie vénitienne comme elle l’entend, advienne que pourra.

Ses secrets de surcroît sont bien minces, enfin pour le moment. Elle n’a même pas jugé utile d’appeler son amie Léopoldine pour lui en faire le récit. La veille, elle avait mis une robe rouge pour aller au concert organisé par le professore Crespi. Dans la glace de sa chambre, elle n’était pas si mal. Les musiciens, croyant bien faire, avaient glissé un Vivaldi dans les bis, juste avant le Poulenc, le pauvre Crespi avait eu besoin d’un cordial pour se remettre et avait attiré dans son bureau Pénélope, sa chouchoute. Et comme le jeune Carlo, qui se trouvait assis à côté d’elle, avait engagé avec Crespi une aimable conversation, il lui avait suggéré de les suivre. Rosa Gambara était partie avant la fin.

Parmi les in-folios de la bibliothèque, sur les grands canapés de soie, l’atmosphère était douce comme dans un tableau de Pietro Longhi. Crespi leur a servi ce vin français qui s’appelle muscat de Beaumes-de-Venise, qui n’a rien de vénitien et qu’il affectionne pour cette raison. Pénélope se laissa aller à avouer qu’elle n’était pas encore allée à la basilique Saint-Marc — depuis son arrivée, car elle continuait avec talent à faire croire qu’elle connaissait la ville depuis toujours —, il leur avait proposé une visite nocturne. Ses rhumatismes allaient mieux. Il avait ouvert une armoire de fer et sorti une ancienne boîte de médicaments datant des livraisons de l’armée américaine, fermée par un élastique : à l’intérieur, sa fameuse clef…

Quand elle y repense, Pénélope se trouve toutes les excuses du monde. Comment aurait-elle pu refuser ? Avec ce vieux monsieur affable et érudit qui avait besoin d’elle pour l’aider dans les escaliers.

Dans l’immense basilique, sorte de caverne du néolithique, vers minuit, Crespi savait où se trouvaient tous les interrupteurs et les maniait avec la virtuosité d’un organiste. De coupole en coupole, il faisait surgir du néant les décors de mosaïque : l’Apocalypse, le Paradis, les scènes de la vie des apôtres, jusqu’à la coupole centrale avec l’Ascension. Carlo énuméra les figures féminines : les Vertus alternaient avec les Béatitudes et Pénélope le trouva très fort. Il portait un pull marin bleu, et avec son bronzage, sur le fond de tesselles d’or, c’était un bon point. Une odeur flottait, une odeur de messe de minuit, de vin chaud, de cadeaux, une odeur absurde en cette saison et que devaient avoir produite des siècles et des siècles de cierges et d’encens.

« Nous avons de la chance, avait murmuré Crespi, il n’y a pas de messe cette nuit. Avec tous ces touristes, vous savez, nos corporations sont obligées de se réunir la nuit. La dernière fois, j’étais tombé pendant la messe secrète des pêcheurs de vongole, pauvre de moi, ils m’ont regardé ! Avec mes béquilles ! J’ai cru que ma dernière heure était arrivée. Heureusement c’était le patriarche de Venise en personne qui bénissait leurs filets, un vieux copain ! Il m’a adressé un signe amical que tout le monde a vu, j’ai réussi à m’agenouiller, un miracle avec mon arthrose, j’étais sauvé ! »

Un instant, devant une mosaïque qui devait, disait-il, représenter le buisson ardent, Crespi n’a pas allumé tout de suite, et Pénélope a senti la main de Carlo qui se posait sur la sienne, son souffle à côté du sien. Cela, elle pourrait le raconter à Wandrille sans rougir, car elle a été héroïque, elle s’est écartée, un vrai marbre antique.

En sortant, elle a tendu la main à Carlo, qui se penchait déjà pour une « bise » à la française, et a raccompagné Crespi clopin-clopant, seule, jusqu’à l’Istituto, tandis que le Vénitien aux yeux bleus, un peu dépité, retrouvait le chemin de son petit appartement sous les toits du côté de San Zaccaria — qu’il avait mentionné en passant avec un sourire que Pénélope avait trouvé lourd. Elle attendait mieux des légendaires techniques de drague italienne.

En fermant les yeux à la Douane de mer, tandis que l’installation de Bill Viola les transporte dans une barque imaginaire, une gondole de Tristan et Iseult, Pénélope revoit ces scènes de la nuit précédente à San Marco. L’éblouissement des ors, l’odeur des cierges consumés, l’humidité douce et chaude sur ce sol inégal, qui inspirait Proust et dont le président de Brosses, au XVIIIe siècle, disait que c’était le plus bel endroit du monde pour jouer à la toupie.

Pénélope et Wandrille se sont relevés. Ils longent maintenant les entrepôts qui forment la pointe du quai. Une des portes vertes est entrouverte. Sur une plaque de cuivre étincelante — les Vénitiens passent leur temps à faire briller leurs cuivres, des boutons de sonnette aux boîtes aux lettres — il est écrit : « Reale Società Canottieri Bucintoro, 1882 — Museo-Archivio storico. » Et une autre plaque, un peu plus loin, annonce : « Compagnia della Vela-Sede nautica » et une dernière, plus moderne, un club de plongée.