« On entre ?
— Des canotiers ? La Société Bucentaure ? La Compagnie de la voile ? Tu crois qu’on a le droit, Péné ? Je vais faire des photos. »
L’interrupteur, digne d’un sous-marin nucléaire, est à gauche. Une immense salle apparaît. Des bateaux sont alignés dans l’entrepôt, longues barques à huit rameurs pour les compétitions d’aviron. Trois clubs, parmi les plus chic du monde.
« Un club de plongée, ici, dans la lagune, ça doit être dégoûtant ! On est loin de la grande barrière de Corail ou des eaux limpides du lac Baïkal ! On doit avoir le scaphandre poisseux quand on remonte. Tu sais ce qu’il faudrait ici ? Un grand musée d’art contemporain, tu as vu l’espace perdu, dans cet endroit, au cœur de Venise, l’utiliser pour stocker des barques, ils sont fous…
— Tu trouves qu’il n’y a pas assez de fondations d’art contemporain comme ça partout ? Et le musée Peggy Guggenheim est à côté. Quand je pense que je n’ai pas encore trouvé le temps de voir le Palazzo Fortuny, avec tous ces tissus qui font la gloire de Venise !
— Ce que tu es ringarde, ma pauvre Péné ! Ah, je ne t’ai pas tout dit. Bonne nouvelle pour toi. Tu changes d’hôtel.
— Je suis très bien logée en cité U par l’Istituto Veneto. Tu as réservé au Danieli ?
— J’ai pris une suite à la Pensione Bucintoro, c’est Craonne qui m’a donné l’adresse, il va toujours là, il écrit dans ses romans que c’est “un petit hôtel épatant”, on va être reçus comme des rois. Il saura où me joindre.
— Tu sais avec les téléphones portables, on n’a plus vraiment besoin de laisser des messages aux portiers d’hôtels.
— À Venise, il faut toujours rester un peu à l’ancienne mode, faire comme dans les films. »
Un grincement de mouette étranglée les interrompit à cet instant. Pénélope eut peur que ce ne fût à nouveau un chat. Elle trembla. C’était la statue au-dessus de leurs têtes qui s’emportait contre le brouhaha de Bill Viola. Elle possède un mécanisme. Elle tourne sur un axe au gré des vents, comme la divinité qu’elle représente, mais elle a besoin d’être restaurée, elle tourne mal. Fortuna ? Le hasard, la chance, la bonne ou la mauvaise, la bonne occase, on verrait bien.
3
Promenade dans le vent du soir
Venise,
suite de la journée du vendredi 26 mai 2000
Se promener le soir, vers sept heures, aux environs de la pointe de la Dogana, derrière l’église de la Salute, procure un sentiment de calme et de bonheur. L’installation de Bill Viola s’endort dans la nuit qui se fait, comme un gros chat. À Venise, une première vague de silence s’établit dès huit heures, les rues et les places se vident, ensuite les jeunes ressortent, envahissent le Campo Santa Margherita et les ruelles qui y mènent, tout s’éteint à nouveau vers une heure. C’est tôt pour une cité qui était au XVIIIe siècle la capitale de toutes les débauches.
Le long du quai, aux Zattere, Pénélope pour la première fois depuis son arrivée sent l’odeur de la mer, des algues. La lagune n’est pas un monde à part, c’est un morceau choisi d’Adriatique. À l’aéroport, une vieille dame à peine arrivée se plaignait : « Je trouve que c’est humide, j’ai déjà les coudes qui craquent. » Wandrille rit. Il prétend que c’est la pollution qui attire les moustiques. Ils regardent les vaporetti qui voguent comme des fers à repasser, toutes lumières dehors. Ils écoutent ensemble le crissement des pontile au rythme de l’eau.
Pénélope a subi avec héroïsme un après-midi de colloque, dans cette bonbonnière d’Istituto, qui a plus de rideaux rouges et de pompons qu’un théâtre de marionnettes. Elle a quand même pris la précaution de sortir une heure avant la fin, de traverser le pont de bois et de visiter à toute allure les collections du musée de l’Accademia. Elle connaissait presque tout sans être jamais venue. Cela avait été plutôt une inspection, pour vérifier que les œuvres des grands maîtres vénitiens étaient à leur place : Carpaccio, Bellini, Cima da Conegliano, l’artiste préféré de Léopoldine — elle lui avait acheté une carte postale de la Madone à l’oranger —, Sebastiano del Piombo, Giorgione, Titien, ça fait drôle de voir en vrai des tableaux qu’on connaît par cœur. Elle a revécu en une heure deux sessions d’examens, un oral de septembre, cinq exposés, une année de cours de prépa, vérifié en prime qu’il n’y avait pas là le moindre Rembrandt. Son cerveau a bien besoin de l’odeur des algues et du bruit du vent.
« Tu sais, dit Pénélope, que la ligne 1 s’appelle l’accelerata et que c’est la plus lente.
— Qui t’a raconté ça ? Tu t’es déjà fait des amis chez les indigènes ? Tu dois rester un peu méfiante…
— Tu me fais rire, tu crois qu’on nous surveille ? Tu trouves que c’est joli, ce croupissant crépuscule ? »
Mis à part quelques vieux Vénitiens qui vont dîner chez d’autres Vénitiens, pochettes blanches et lunettes d’or, robes d’été à fleurs rouges et escarpins assortis, personne ne passe ici. Dans les petits canaux, les motoscafi ont été bâchés pour la nuit. Les paline, ces pieux à rayures que peignit, entre autres, Claude Monet, s’enfoncent dans le noir de l’eau. Pénélope aime cette lumière verte des canaux, cette clarté d’orage qui lui rappelle le tableau de Giorgione dont nul n’a jamais pu déchiffrer le sens, La Tempesta, le seul à l’Accademia à ne pas lui avoir rappelé ses angoisses d’examen. Elle l’a trouvé beau, avant de le trouver mystérieux. Heureusement que le métier de conservateur ne tue pas complètement l’émotion devant certaines œuvres… Son condottiere de bronze, sur sa place, il ne l’avait pas déçue.
Le nouvel hôtel choisi par Wandrille, elle a dû se rendre à l’évidence, est parfait. Pénélope aimerait dire qu’elle regrette sa chambre, mais la mauvaise foi a des limites, même dans les discussions de vieux couples. La Pensione Bucintoro vient d’être réinventée. Le fils de la maison, qui a hérité il y a six mois, a placé un zeste d’art contemporain dans toutes les suites, rupture radicale avec les photos que montre encore le site Internet de l’hôtel.
« Ma pauvre Péné, tu vas être malheureuse, tous les meubles dorés en style Louis-Gondole ont été jetés dans le canal ! Bucintoro le Jeune a très bon goût, il a failli être galeriste. Enfin, c’est bien, ils ont gardé les rideaux et les coussins. Tu sais, j’avais appelé la réception pour les prévenir que je venais avec une spécialiste des textiles anciens. On a une courtepointe psychédélique, je ne te dis que ça, rouge et or, achetée chez Rubelli en 1972, a masterpiece. »
Une chambre avec vue, de nuit, quand elle est illuminée par le dessus-de-lit, c’est encore mieux. On peut écouter marcher les chats et les rôdeurs sur le canal, entendre les canots qui passent, sans qu’on puisse jamais deviner pourquoi ils s’aventurent ainsi, vers deux ou trois heures du matin, entre les maisons et les palais.
Wandrille, comme prévu, appelle Craonne, chez lui — c’est un écrivain sans portable. Le vieil homme n’a pas bougé de la journée. Il relit Casanova à la Butte-aux-Cailles pour la centième fois. Il est incapable d’écrire un mot. Il n’a pas vu de chat, c’est déjà ça. Sa concierge lui a monté des quenelles de brochet et une part de flan, Wandrille a cru qu’il allait pleurer.