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À peine avait-il raccroché, que le portable de Pénélope sonne. Elle répond depuis la baignoire, Wandrille l’entend dire qu’elle n’est pas seule, que son fiancé vient de la rejoindre. C’est Rosa Gambara, elle les invite à venir chez elle, le soir même. « Bon, pense Wandrille, nous voilà fiancés, nous progressons. Quand je vais dire ça aux parents. »

Wandrille ouvre la porte au moment où Pénélope s’est tue. Il aurait bien eu envie de l’embrasser, de la rejoindre dans la baignoire.

« Nous ressortons, tu veux bien me laisser le temps de me préparer…

— Un raccord de décoloration ? On ne peut pas rester ici ce soir ? Il est bien cet hôtel, tu disais que tu étais crevée… Si je fais monter un homard ? Et n’oublie pas qu’on doit encore aller rechercher ta valise dans ton gourbi universitaire, sinon tu n’auras rien à te mettre, je m’inquiète pour toi, tu comprends…

— Je me sacrifie pour ton enquête, pour ton journal. On va chez un témoin important. Elle a tout vu et en plus elle est peut-être directement menacée par ton tueur de chats et d’écrivains. Elle aussi pourrait être angoissée, elle plaisante, pas comme cette poule mouillée de Craonne. Elle a un palais familial avec un jardin, ça m’amuse de le visiter. Et puis je vais te faire un aveu, je crois que je lui plais. Tu vas voir, on sera bien reçus. »

4

La vraie recette du Spritz et quelques variations

Venise,

vendredi 26 mai 2000, en début de soirée

Rosa, en jupe de laine couleur bure et chemisier indien brodé violet et bleu, sandales aux pieds, les accueille au coucher du soleil. L’arrière de son palais donne sur une venelle, un mur de briques noircies qui ne laisse pas deviner que passé la porte de chêne cloutée se trouve une large cour avec quelques abricotiers, un vrai luxe, quatre arbres pas un de plus, un morceau de pelouse, des pots et une sorte de sarcophage brisé. À Venise ce sont les éléments qui signifient « jardin ». S’y ajoute un puits en forme de chapiteau corinthien, sur lequel s’enroule un chat angora, bien vivant, échappé sans doute des cloîtres voisins, il surveille une seconde façade, invisible de l’extérieur, où le crépi couleur framboise se marie avec l’entourage de marbre des fenêtres et des portes. Pénélope cherche des yeux la tombe du pauvre chat enseveli par Rosa. Ce qui compte dans ce genre de palais, c’est ce qu’on ne voit pas encore : l’autre côté, qui est tout en marbre, avec des pierres de couleur comme des cabochons précieux, ouvert sur le petit canal qui longe San Zanipolo devant la statue du Colleone. La façade d’origine, avec la « porte d’eau », quand on arrivait en gondole.

Rosa les conduit à un escalier monumental et, à l’étage, les grandes fenêtres donnent sur l’eau. Elle parle comme si elle présentait son émission : « À quatorze ans, je ne voyais que la littérature. J’avais une correspondance avec Simone de Beauvoir, qui m’appelait mademoiselle. On ne danse pas dans cette pièce, a dit l’inspecteur-architecte du service des biens culturels, ça serait pourtant parfait pour un bal, vous ne trouvez pas… Pour jouer au tennis c’est idéal, on a la place. Quand j’étais petite fille, dans cette maison, il y avait deux gondoles et deux gondoliers sur chacune, ça va plus vite que les actuelles, avec le gondolier unique. C’était la vraie tradition. J’allais faire des pâtés de sable sur la plage du Lido avec ma grand-mère, la traversée durait quand même un temps infini, puis on s’est adaptés au monde moderne, j’allais dire au monde modeste, il n’y a plus eu qu’un seul gondolier, puis on a eu juste une gondole, puis plus rien, une barque à moteur, rouge, et la gondole est restée empaillée dans l’androne, à l’entrée, pour la couleur locale, vous êtes passés devant en arrivant, l’espèce de mini-bar laqué noir avec une lanterne dorée. »

Rosa rit d’elle-même, comme les rires préenregistrés à la télévision. Pénélope écoute à peine, elle ne résiste pas à traverser l’immense salon — Wandrille se croit obligé de lui expliquer que ça s’appelle le portego, elle le fait taire — pour aller se pencher au balcon, et là, cymbales, trompettes, grand orgue, Venise triomphe devant elle, un Canaletto. Le Campo San Giovanni e Paolo est mal éclairé, le cavalier se détache comme une ombre sur fond d’antennes, la façade de l’église a l’air d’un paravent négligemment ouvert. Tout est donc bien pire que ce qu’elle redoutait : Venise lui plaît, plus que toutes les autres villes. Inutile de faire semblant de résister.

Les fenêtres sont ouvertes. À travers les verres anciens, la lumière joue sur les coussins et les tentures. Pénélope est tout de suite séduite par les aménagements intérieurs de cette pièce immense. Ce palais n’a rien d’un décor. On y trouve le désordre de la journée. Elle imagine cette femme seule, qui y travaille, accumule ses notes à sa petite table, lit les nouvelles parutions sur ce sofa écarlate.

« Regardez, par beau temps, en se penchant, on aperçoit les salons du palais d’en face, de l’autre côté de la rue, des gens qui ont l’air de posséder une jolie collection de tableaux, des Milanais. Je ne suis jamais allée chez eux, mais nous nous saluons à l’épicerie. Ça ne sent pas trop la peinture ? J’ai commencé de grands travaux la semaine dernière, je ne pensais pas que je serais menacée d’assassinat. On repeint tout en bleu ciel. Dans la journée j’ai une garde rapprochée de trois peintres en bâtiment, des Polonais, ils en ont encore pour cinq jours, c’est que j’ai de la surface. Je laisse les portes ouvertes, les fenêtres, c’est le palazzo des courants d’air. Faut que ça sèche ! Vous imaginez la panique de l’assassin qui arrive dans un des palais les plus secrets de Venise et qui trouve tout ouvert. Il perd trois minutes. Il se demande ce qui se passe. Et moi je me sauve. Ensuite, mes peintres se jettent sur lui. »

Dans le vestibule, qui n’est pas encore touché par la vague de peinture, le mur écaillé est couvert par un grand panneau de soierie blanche, du XVIIIe siècle, brodé de mille petites fleurs, sous verre, encadré d’une simple baguette noire. Pénélope n’arrive pas à s’en détacher. Les tissus anciens la font vibrer depuis toujours, elle les trouve émouvants. Elle aime qu’on les traite ainsi, comme des œuvres d’art, qu’on les accroche à la place d’honneur, ils valent bien des toiles de maîtres.

Un peu en hauteur et dans un cadre blanc, des chevaux, signés par De Chirico, dans sa période lyrique, celle qui longtemps n’avait pas la cote et qu’on redécouvre aujourd’hui. Le salon, avec des décors en stuc du XVIIIe, a été peint en bleu clair et en blanc. Trois murs sont couverts de hautes étagères rouges. Rosa allume. Des spots éclairent une collection qui se matérialise d’un coup dans l’obscurité, des dizaines de verres de Murano : gobelets, assiettes, personnages de comédie ou de drame, insectes, formes abstraites. Des verres blancs, des verres teintés dans la masse, d’étranges carafes avec des éclats multicolores.

« Vous aimez ? Certains sont très anciens, d’autres sont des œuvres de mon amie Marie Brandolini, vous la connaissez ? Tout cela finira chez les chiffonniers après ma mort. Les collectionneurs se croient immortels tant que leurs collections existent. Vous savez que François Pinault a envie de s’installer à Venise, au Palazzo Grassi. On m’a dit que sa collection n’est pas si belle qu’il croit. Alors que mes verres de Murano, sans me vanter, ce sont les plus beaux, les plus rares, des pièces précieuses comme des antiquités. La meilleure est dans ma chambre. »