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La chambre de Rosa est tendue de lin. Son lit, un futon à même le sol, a une couverture blanche, comme un livre du XVIIe siècle. Elle ouvre sur la place par une grande fenêtre, trois ogives. Sur le mur, face au lit, un visage de jeune fille : le seul tableau de la pièce, un petit portrait. Pénélope croit reconnaître Foujita, un artiste qu’elle n’aime guère, mais ici ce visage d’Orient a l’air d’une enluminure de la Renaissance. Elle se tait. Elle regarde. Ce qu’on accroche dans sa chambre ne ressemble pas toujours au reste de ce qu’on a chez soi. Au sol, un vase bleu que Pénélope laisserait passer si elle le voyait au marché aux puces : elle ne connaît rien à l’art du verre. Sous cet éclairage, ainsi placé, il irradie comme un Graal.

Rosa a pris le bras de Wandrille.

C’est commencer à connaître un peu intimement Venise que d’être invité dans un palais. On traverse la façade, les mystères apparaissent.

« Venez, on tient à trois dans l’ascenseur, c’est la bonne heure pour un verre sur les toits, mon altana… »

Au dernier étage, là où les vieux palais avaient leur altana en bois, comme on en voit sur les tableaux de Carpaccio, une terrasse a été aménagée à une époque où le service des Monuments historiques se laissait aisément corrompre. Un jeté de cheminées, groupées selon les règles d’un hasard calculé au millimètre par un esthète, « mon grand-père », précise Rosa, ajoute une touche picturale supplémentaire. Sur la table, des verres, des bouteilles, des glaçons attendent les invités. Il y a donc des domestiques invisibles dans cette maison enchantée ?

Une discussion s’engage tout de suite entre Rosa et Wandrille au sujet de la préparation du Spritz, l’apéritif vénitien bien connu, heureux vestige de l’occupation autrichienne. Wandrille, qui se vante d’avoir été barman dans une vie antérieure, le prépare avec un tiers de vin blanc sec, un tiers de Campari, un tiers d’eau pétillante. Rosa affirme que ce n’est qu’une version continentale, et que le vrai Spritz se fabrique non pas avec du Campari mais avec de l’Aperol, que tout est là, puisqu’on ne peut pas acheter d’Aperol ailleurs que dans les épiceries de Venise. Wandrille, pour ne pas être en reste, concède ce point mais recommande une autre variante consistant à remplacer le vin blanc par du prosecco, et surtout pas du champagne. Rosa bénit la variante, mais accuse aussitôt Wandrille d’avoir omis les deux éléments essentiels qui semblent anecdotiques, alors que c’est très important : le quartier d’orange coupé et l’olive au bout d’une pique en bois. Wandrille renchérit en suggérant que les proportions peuvent aussi varier, et que certains Vénitiens de souche proposent 6 cl de vin blanc ou de prosecco pour 4 cl d’Aperol et 4 cl de gazzata. Et doit-on préparer le Spritz au shaker ou dans le verre ? Le verre doit-il être glacé ? Faut-il nécessairement de la glace dedans ensuite ?

Un quart d’heure plus tard, sur les divans de la terrasse, une dizaines de variantes étaient prêtes. Tous les trois, au coucher du soleil, commentaient les mérites de ces boissons orangées, une des couleurs de Venise. Les gondoles, en bas, avaient l’air de se déplacer sur une maquette. Trois bougies roses s’agitaient. Au loin la silhouette de l’île de San Michele, l’île des morts, ajoutait une touche romantique. Les bruits étaient assourdis.

Vivre à Venise, pense Pénélope, on s’y ferait. Rosa le menton haut, les yeux perdus, regarde les deux obélisques de pierre qui veulent dire que le palais a été construit au XVIe siècle par un amiral de la République et, sans préambule, telle une reine bafouée de tragédie, crie en direction du Colleone : « Je hais ce Rodolphe Lambel ! Il annule le tournage qui était prévu à la Villa Médicis, j’avais déjà invité tout mon plateau d’écrivains ! Mais je me vengerai, je lui ferai une réputation dans Rome dont il ne se remettra pas ! Ce schnock, mais je le méprise vous savez, et je ne suis pas la seule ! Son essai sur le développement durable, vous avez essayé de l’ouvrir, un tissu d’âneries rebrodé de banalités, comment a-t-on pu nommer cet incapable à un poste pareil. En France, ce sont toujours les pistons politiques, les coucheries misérables…

— Alors qu’en Italie, interrompt Wandrille foudroyé par son interlocutrice…

— Venise n’est pas en Italie, c’est une planète à part.

— Comme Versailles, dit Pénélope, je comprends ce que vous voulez dire.

— Je ne reconnais plus la Venise de mon enfance, je ne suis pourtant pas encore une ancêtre. Vous avez vu toutes ces fenêtres fermées le soir. Plus personne n’habite chez nous, mon campo se vide vers huit heures. Les commerces d’alimentation ont tous fermé depuis cinq ans et sont devenus des boutiques de masques. Des masques affreux, en faux cuir, fabriqués en Chine, una vergogna  ! Bientôt plus d’épiceries, il faudra aller faire les courses dans les supermarchés de la périphérie, qui payeront la restauration de nos maisons, et donc plus d’Aperol, et donc plus de Spritz, et plus de maisons pour nous ! Des Allemands, des Chinois, des Hollandais… Vous voulez continuer avec les cocktails vénitiens ? Vous connaissez la recette du Bellini ? Vous, Wandrille, bien sûr. Et le Rossini, à la fraise ? »

Depuis dix minutes, l’affaire des écrivains n’avait pas été évoquée, ni le meurtre d’Achille Novéant. Rosa a-t-elle vraiment envie d’en parler ? Pourquoi leur a-t-elle demandé de venir la rejoindre ce soir ? Elle continue, alors que le ciel est devenu noir et que les étoiles percent le manteau de pollution de la manière la plus poétique qui soit : « Le vrai scandale, c’est quand les guides entraînent les touristes dans les traghetti. Vous savez, ces gondoles plates qui servent à traverser le Grand Canal, ça ne coûte rien, mais il faut les attendre un peu quelquefois. Au début, ils conseillaient ça à deux ou trois couples pour qui c’était la gondole du pauvre, le bon plan pour faire de jolies photos, mais maintenant c’est une habitude. Quand vous avez devant vous un groupe de quarante pingouins, il faut attendre une heure, il faut quatre ou cinq voyages, mieux vaut marcher jusqu’au pont du Rialto, ça m’agace ! Je ferai mon émission, que Rodolphe Lambel le veuille ou non. On se moquera de lui. Je fais toujours venir un invité surprise à la fin… Vous aimez quand un invité surprise arrive, Pénélope ? »

Et Rosa Gambara, qui se prépare elle-même un troisième Spritz, sans shaker, à la cuillère, conclut : « La nuit sera calme. Venise est désormais un bourg pittoresque dans la banlieue de la ville industrielle de Mestre. »

5

Les violences les plus courtes sont les meilleures

Venise,

vendredi 26 mai 2000, un peu plus tard dans la soirée

Un atelier de restaurateur de tableaux, la nuit, c’est toujours vide. Pour restaurer, il faut la lumière du jour. Les restaurateurs, le soir, vont au cinéma. Un grand chevalet est placé à côté d’une fenêtre. Il faut aussi au moins deux pièces. Une où on reçoit les clients, l’autre où ils n’entrent jamais.

Dans celle-ci, les tableaux ne sont pas montrables. Une fois qu’on a enlevé les vernis les plus épais, les jus marronnasses ajoutés au fil des siècles par les bonnes âmes qui voulaient raviver les couleurs, les épais repeints, faits à l’huile, qui parfois s’intercalent entre deux couches de vernis, on ne laisse subsister que les pigments d’origine. Et là, il y a des lacunes, des zones où plus rien ne subsiste, des coins qui ont été tellement mouillés qu’on ne pourra plus jamais rien y voir. Il y a aussi les régions de la « couche picturale » qui ont été grattées intentionnellement, les plus beaux décolletés des portraits sur lesquels on a repeint des cols en hermine ou des dentelles, par pudeur. Et pour que la peinture soit bien égale sur toute la surface, que ça ne crée pas de reflet gênant, parfois, au lieu de recouvrir les chairs avec de la bonne peinture opaque, on a gratté. Surtout, à ce stade, quand les tableaux ont bien été décrassés, qu’il ne reste plus que leur matière originale, les couleurs sont ternes. Comme elles étaient à l’origine, avant que l’artiste ne leur donne de l’éclat avec son vernis à lui, le vernis d’origine, qui souvent a disparu ou a tellement fait corps avec les vernis posés ultérieurement qu’on l’a éliminé aussi, micron par micron, à coup de solvant. Impossible de faire autrement.