D’où cette pièce à part, chez tous les restaurateurs, qu’on ne doit jamais ouvrir au client : celle où les tableaux sont nus, écorchés, décadrés. Ils vont ressusciter, mais ils ont l’air d’être des cadavres. La pièce secrète où les plus importantes œuvres d’art des musées ont l’air de croûtes. Celle où les restaurateurs semblent tous être des assassins ou des médecins légistes.
Pietro Lamberti, dans sa maison du Campo San Giovanni e Paolo, en face du Palazzo Gambara, appelait cette pièce de l’étage « la salle des massacres ». En cinquante ans de carrière, il avait vu passer chez lui tous les chefs-d’œuvre des grands musées de Venise, les toiles de la collection Beistegui, celles de la collection Bagenfeld, les œuvres anciennes que possédait Peggy Guggenheim, des toiles pour J. Paul Getty et pour le baron Thyssen. Ce matin, il a accueilli un groupe de futurs conservateurs de musées français. Il les a reçus en bas. Il ne laisse personne monter. Il avait installé pour eux, sur des chevalets, deux ou trois œuvres presque achevées, qui lui ont servi d’exemples : comment on comble les lacunes, comment on ravive les couleurs, comment on lutte contre le chanci, ensuite il ne faut pas se tromper de vernis. Et le secret, celui qui fait la gloire d’une bonne restauration, c’est de s’occuper du cadre. Le cadre et le spot : alors seulement on montre au client. Avec ses recettes, Lamberti est devenu le patriarche des restaurateurs de peinture. Il est aussi devenu riche et célèbre, avec un carnet d’adresses en or. Il a décrit sans langue de bois quelques grands collectionneurs actuels, ceux qu’il conseille et ceux qui ne viennent jamais le voir, et les jeunes conservateurs ont noté ses formules : « Piero Compagni, sa collection d’art contemporain, c’est une collection faite avec les oreilles. Tous les grands noms sont là, comme partout, mais… »
Cette nuit, sa porte est restée ouverte. Pourtant, il n’oublie jamais de la fermer. Cette nuit, il est à l’étage, seul dans sa « chambre des massacres », dont la porte elle aussi est grande ouverte. Il est entouré de huit tableaux écorchés vifs par ses soins. Mais il est par terre, allongé, et c’est lui qui baigne dans son sang. On a opéré vite et proprement. Peut-être même n’a-t-il pas vu qui était son assassin, s’il a été surpris en plein travail — hypothèse peu probable, à cette heure tardive. À moins qu’il ne lui ait ouvert lui-même, en lui souriant et en lui tendant la main comme à un ami, et qu’il l’ait fait monter. Ce qui expliquerait cette porte béant dans la nuit.
6
Où il est question d’une seconde recette typique : les sardines saur
Venise,
vendredi 26 mai 2000, durant la même soirée
Rosa Gambara n’a pas eu à convaincre Pénélope et Wandrille, conquis, pour les garder à dîner — mais pas chez elle, la cuisinière est en vadrouille avec Anzolo, son amant pêcheur de vongole qui, dit-elle en souriant, a une tête de tueur. Elle a préparé de petites boîtes en plastique pour que Rosa n’ait pas à sortir et puisse continuer à travailler. La romancière, qui veut aussi leur faire admirer une grande cuisine du XVIe siècle, ouvre un immense réfrigérateur pour leur montrer fièrement les délices qu’elle ne va pas leur proposer.
Sur une des petites places voisines, à peine une place, un décrochement entre deux arrières de palais sur lequel débouchent trois rues minuscules, des tables ont été dressées sous des parasols noirs. On ne voit pas de restaurant, les plats sortent de la porte d’une maison. Trois tables sont occupées, Rosa s’installe à la quatrième.
« C’est une excellente adresse qui n’existe pas et que personne ne saura vous indiquer, j’y ai mes habitudes, déclare Rosa. Ils lancent des tables sur la scène, comme au théâtre, les serveurs et les plats apparaissent et disparaissent. Pas de carte, Roberto va venir nous dire ce qu’il nous propose ce soir. Je commande déjà une bouteille de vin de Stromboli, vous connaissez, le vin noir du volcan ? Stromboli, pour nous les Vénitiens, c’est comme l’Afrique, mais on aime ça, c’est le contraire de ce qu’on voit tous les jours, une île de rêve sans touristes. »
Pénélope choisit un carpaccio de loup de mer et Wandrille un risotto aux truffes. Les chats commencent à affluer, comme si leur congrès annuel se tenait là. Aucun n’a de tache blanche entre les oreilles, ce qui les protège.
Le serveur, agité de tics, la veste blanche frémissante, apporte le poisson. Il commence à le découper, avec des gestes de prestidigitateur. Rosa ne lui accorde aucune attention. Pénélope observe ses couteaux.
« La prochaine fois, signorina Gambara, si tu ne me regardes pas, je le fais à la cuisine.
— Pardon, pardon, Roberto, on n’a d’yeux que pour toi, surtout cette demoiselle, elle est française tu sais.
— Quelle poudre blanche verse-t-il sur son poisson ? »
L’assiette est composée, il la tend à Pénélope, avec deux fourchettes. Pour Rosa, on a apporté des petits poulpes et des sardines, les fameuses sardines « saur » de Venise. On les plonge dans du sel, puis…
« Prenez aussi cette purée à l’oignon, divine. Qu’est-ce qui est le pire, Wandrille, ces artistes qui se délectent à l’idée de voir mourir Venise…
— Maurice Barrès, Thomas Mann, Luchino Visconti…
— Beaucoup de talent, beaucoup de phrases, beaucoup d’images sublimes, beaucoup de tort. Que vaut-il mieux, les poètes décadents ou ces hommes d’affaires à la culture toute fraîche que vous allez découvrir pour votre enquête, qui s’acharnent à vouloir nous sauver avec leurs comités ?
— Les pires, selon le professeur Crespi, ce sont encore les vivaldiens, ajoute Pénélope.
— Quand même, il y a de vraies redécouvertes, dans les opéras, hasarde Wandrille.
— C’est le pire ! Les opéras ignorés ! On se demande bien pourquoi ! Le mois dernier on nous a bassinés avec La Verità in Cimento. Une entreprise de travaux publics de Marseille a même voulu sponsoriser le disque ; elle croyait que ça voulait dire que la vérité est dans le ciment ! Méthodes mafieuses traditionnelles.
— Cimento, je sais, mes parents m’ont fait faire italien en seconde langue : l’épreuve, l’essai. Faux ami. Ciment c’est cemento.
— Wandrille, vous êtes fort, je vous adopte. Les manuscrits de Vivaldi, c’est comme le pétrole dans les émirats, on en a encore pour soixante ans d’exploitation du gisement. À moins qu’on n’en invente, comme pour l’Adagio d’Albinoni, intégralement composé en 1945 par un musicologue farceur à partir d’une demi-ligne de partition prétendument retrouvée et qu’on n’a jamais vue. À l’enterrement de ma pauvre grand-mère Violetta le curé de San Zeno voulait que l’organiste joue ça, comme si elle n’avait pas assez souffert à l’hôpital. »