Le dessert est une glace fouettée comme un sabayon, une mousse blanche arrosée de grappa. Pénélope trouve que cette femme a une vie formidable, dans sa bibliothèque, prenant des notes, écrivant ses livres. Le soir, vient-elle seule se faire découper des poissons crus devant ses yeux par ce serveur qui la tutoie en français, qui la dévore et qu’elle ne regarde qu’à peine ?
Rosa allait commander des cafés, elle s’est interrompue.
À l’autre bout de la place, sous la lanterne, une silhouette noire se découpe, titubante, fragile, un petit papier déchiré, une silhouette, une ombre chinoise, qui ondule devant un rideau avant de s’envoler. Cette forme sombre, se rapproche, crie, comme un coureur exténué qui n’arrive plus à retrouver sa respiration, un pantin désarticulé.
Wandrille s’est levé d’un bond pour aller vers lui. Pénélope et Rosa l’ont suivi. Le serveur se fige. Les autres tables regardent ce qui se passe. Le silence, sur le campo, est total. L’homme en noir se tient le bras gauche avec la main droite, comme s’il voulait se faire un garrot. Il s’effondre.
C’est Rosa qui la première reconnaît Gaspard, du sang sur le visage, un couteau planté dans le bras. Elle crie son nom. Roberto, le serveur, sait quoi faire. Surtout ne pas retirer le couteau. Le jeune homme hurle. Avec une serviette, Roberto serre le bras, fait un nœud au niveau du biceps.
Gaspard Lehman ouvre les yeux, il pleure : « Il a voulu me planter, je me suis battu, un homme grand, barbu, avec une veste bleue. Ils vont m’avoir, il faut me protéger… »
Wandrille est déjà loin, dès qu’il a vu Rosa et Pénélope soutenir le blessé, il s’est mis à courir en suivant les traces de sang. Pénélope soulève Gaspard qui est resté à terre. Rosa l’aide pour qu’il puisse s’installer sur une chaise.
Les conversations reprennent à voix basse. À Venise, on respecte les mystères, on protège les blessés, on sait ne pas poser de questions. On n’est pas des touristes, on ne réagit pas en badaud.
Pénélope regarde Gaspard, qu’elle ne connaissait que par des photos de magazines feuilletés d’un air distrait. Il n’est pas mal, un peu plus jeune que Wandrille peut-être. Presque plus séduisant que Carlo. Il a l’air si faible. Quand elle entendait dire qu’« en toute femme sommeille une infirmière », elle riait, pas ça, pas elle. Depuis quelques instants, elle comprend ce que Léopoldine, sa confidente de toujours, voulait dire quand elle citait en riant cette phrase de sa mère. Gaspard ouvrait les yeux, la regardait à peine. En toute femme, à Venise, se dit la pauvre Pénélope, s’éveille une midinette.
La course de Wandrille l’a mené à un petit canal, au débouché d’un pont. Puis plus rien. Cinq ou six minutes plus tard, il n’a croisé personne, aperçu aucune ombre, il n’a pas pris à bras-le-corps de tueur fou, n’a vu aucun chat tacheté et il revient penaud, avec une attitude de héros, attentif, mesuré, calme : « Qui était-ce ? Gaspard ? Tu as pu voir ?
— Un homme de cinquante ans, plus grand que moi, je le reconnaîtrais. Je me suis mis sur le côté quand il a baissé son couteau. J’ai cru qu’il allait me trancher la gorge. J’ai eu de la chance, il a dû glisser, le quai est humide, il a perdu l’équilibre, quand j’ai reçu le coup dans le bras, j’ai crié, je me suis débattu, ça m’a fait mal, il m’a charcuté. Il est tombé sur le rebord du canal. Je me suis échappé. J’ai couru. Il n’a pas essayé de me suivre. Parce que je me suis mis à appeler au secours.
— Quel hasard ! On était là, dit Pénélope en souriant comme une Madone de Gentile Bellini protégeant son nouveau-né.
— Aucun hasard, je savais que vous seriez sur cette place, je venais vous rejoindre. J’avais appelé Rosa vers huit heures, elle m’avait dit de passer pour le café, que je serais comme — il hoquette — l’invité surprise dans son émission… »
7
L’atelier des faux Rembrandt
Venise,
samedi 27 mai 2000
Les cloches du matin sonnent selon une logique étrange, elles ne souhaitent pas indiquer l’heure. Pénélope est encore au lit, vêtue d’un haut de pyjama bleu de Wandrille qu’elle affectionne. Lui s’est levé plus tôt, a ouvert la fenêtre pour faire ses pompes et ses abdos, le pauvre garçon. Elle l’entrevoit dans un demi-sommeil : là il en est au poirier, il aime se mettre la tête à l’envers pour commencer la journée, il dit que ça oxygène le cerveau, grand bien lui fasse.
Les yeux vite refermés, Pénélope écoute le bruit que fait Venise quand elle s’étire : valises à roulettes, cornes des bateaux, diables qui sursautent sur les pavés, chargés de légumes et de fruits, jurons, insultes. Elle cherche la salle de bains : à l’hôtel Bucintoro, elle a une baignoire. Wandrille a eu bien raison d’être autoritaire, la douche de la cité universitaire, ça ne permet pas de rêvasser, de faire des hypothèses, de laisser son cerveau s’assouplir, technique qu’elle défend contre Wandrille, le réveil en douceur, le retour au milieu aquatique des origines…
Vers une heure du matin, Pénélope, qui était sortie titubante du festin tragique de Rosa, était revenue à la cité universitaire. Elle avait dit à Wandrille que c’était l’affaire d’une demi-heure. Elle avait envie d’être seule. Et lui pendant ce temps prenait très à cœur sa mission de sauvetage du blessé : Gaspard désormais lui devait presque la vie, cela changeait un peu son regard sur le jeune écrivain — elle en riait déjà. Il fallait savoir qui l’avait agressé. Qui était prêt à le tuer pour qu’il ne puisse pas rejoindre Rosa, pour l’empêcher de lui parler ? Et surtout, qu’avait-il à lui dire ?
Pénélope avait envie de croiser le tueur dans les ruelles — Wandrille avait cherché à la mettre en garde contre cette ultime promenade, mais elle est têtue —, elle avait surtout vraiment besoin de sa valise. Car dans sa valise, il y a son sèche-cheveux. Personne n’était couché dans l’étage de chambres sans vue de la cité universitaire, le couloir était illuminé comme une gondole de carnaval. Les conservateurs stagiaires, dans la petite salle au fond, où ils avaient débouché des bouteilles de prosecco, lui firent bon accueil. Ce grand garçon, conservateur des Monuments historiques, avec lequel elle avait parlé le matin, avait la restauratrice de photos anciennes sur ses genoux, leur affaire prenait bonne tournure et ils jouaient au tarot. Pénélope demanda si elle pouvait récupérer les journaux français et ils osèrent lui expliquer, avec tout le respect dû à une aînée en poste à Versailles, qu’ils avaient — enfin — déserté le maudit colloque, où désormais seuls vingt malheureux, dont les intervenants, public captif, continuaient à ramer comme dans Ben Hur, mais pas à la cadence d’attaque, selon un rythme calme et mou.
Ils avaient eu le droit, sous la conduite de leur directeur de la recherche, de rencontrer Pietro Lamberti. Ils avaient fait des photos dans son atelier, ils étaient aux anges. Lamberti est le plus célèbre et le plus vieux des restaurateurs de tableaux de Venise. Pénélope fit comme si elle ne connaissait que lui depuis toujours. Il parle de la peinture vénitienne aussi bien que les conservateurs de l’Accademia et du Correr réunis. C’est à lui qu’on avait fait appel pour pratiquer cette opération anodine en général, mais capitale quand il s’agit d’un chef-d’œuvre, « l’allégement des vernis » de La Tempête, tableau auquel personne n’avait osé toucher. Giorgione ici est aussi sacré que Léonard de Vinci.