Pénélope pensait encore à ce Lamberti, en faisant rouler sa valise par les calle vers la Pensione Bucintoro, tandis que Wandrille s’était occupé de trouver une pharmacie pour acheter tout ce qui permettrait à Rosa de désinfecter la plaie de Gaspard — « c’est rentré dans le biceps, avait commenté Wandrille, dans son cas, pas très grave ». Puis Wandrille ne lui avait pas laissé le temps de réfléchir à la restauration des œuvres d’art, il s’était jeté sur elle. Il se sentait irrésistible. Épuisée par cette dernière petite marche dans l’air frais, Pénélope s’était endormie en dix minutes. Venise, calvaire des couples.
Pénélope n’y pense plus, ce matin-là, dans sa baignoire un peu trop chaude : Lamberti, voilà celui qu’il faut aller voir. Il doit savoir s’il y a eu, un jour, dans une collection vénitienne, une collection dont par exemple un écrivain français aurait pu lui prêter la clef, un tableau inconnu de Rembrandt. C’est lui, et pas les conservateurs, pas le vieux Crespi, la mémoire vivante des collectionneurs de Venise. Elle ira l’interroger, ce matin même.
Wandrille, de sa voix la plus flûtée, l’appelle alors dans la chambre.
Wandrille pousse avec délicatesse une merveilleuse table à roulettes et, pour jouer à fond le cliché vénitien, a ouvert la fenêtre sur le ciel. Dès son arrivée, hier, à l’hôtel, il est allé inspecter les cuisines, pour lier connaissance et organiser le petit déjeuner, le repas qui selon lui est le plus important — le résultat de ses efforts vient d’arriver sur ce grand plateau argenté qui roule. Dans sa valise, il a apporté de Paris les éléments essentiels, Pénélope est aux anges. Au pays des meilleurs cafés, il est venu avec les thés Mariage frères sans lesquels ils ne commencent pas une journée à Paris : le Marco Polo pour Pénélope, très vénitien, le mélange fumé Empereur Cheng Nung pour lui. Il a ouvert une boîte de ces délicieux biscuits au gingembre Duchy Original qui viennent des fermes écologiques du prince de Galles en Cornouailles. Les confitures de framboise et d’orange ont leurs étiquettes de la Grande Épicerie du Bon Marché. Wandrille constate que la cuisinière a suivi à la lettre ses indications pour la confection des œufs brouillés. Sans ses rituels, Wandrille ne saurait commencer à réfléchir, ni à parler.
Comment penser à tromper un garçon pareil, si attentif, se dit en un instant Pénélope — sauf s’il continue à avoir comme ça des manies de vieux garçon. L’espresso en terrasse avec la spremuta, l’orange pressée deux minutes avant, ce n’est pas mal non plus.
« J’ai pris plein de notes pour toi. Quand tu en auras assez de Versailles, je t’ai trouvé des tas de postes possibles hier sur Internet en t’attendant, ils ont la connexion au bar, c’est génial, une jolie liste de petits musées à relancer…
— Dis-moi.
— Alors, nous avons, pour vous, énonce Wandrille en imitant la voix flûtée de la directrice des Musées de France, le musée du Jouet de Poissy, en pleine expansion, fréquenté uniquement au mois de décembre, le musée du Peigne d’Ézy-sur-Eure, très joli, qui rejoindrait je crois vos principales préoccupations, on réfléchit à une salle entière de sèche-cheveux, mais il faudra faire construire une annexe, le musée des Châteaux en allumettes de Treffléan, un de mes préférés, le musée du Bonbon d’Uzès, là tu serais peut-être seulement consultante, ou membre d’honneur du conseil d’administration, le musée du Pain d’épice de Gertwiller, on ira ensemble si tu veux, le musée de la Lunetterie de Morez, plus austère, le musée de la Cafetière de Taizé-Aizie, jamais de visiteurs, on dit d’ailleurs “à Taizé-Aizie c’est tous les jours mardi” ou encore, le dernier, l’extrême-onction, le musée des Corbillards de Cazes-Mondenard… J’en ai noté d’autres, attends…
— Pitié ! Tu n’as aucune pitié ! »
Plus elle vieillit, moins Pénélope se sent prête pour la vie de couple. Son amie Léopoldine s’est mariée avec Marc, un ami de Wandrille, à Florence ; son mari n’est pas mal, elle est heureuse comme directrice de la Fondation Maher-Bagenfeld, mais c’est un peu une exception. Pénélope en a fini avec le temps où elle était invitée chaque été à des cascades de mariages. C’est maintenant l’époque des divorces, des séparations sans tambour ni trompette, des petites tromperies, des doubles vies et des recasages. Elle ouvre avec jubilation le pot de confiture d’abricot.
« Il est gentil, lance Pénélope, ce pauvre Gaspard.
— Il était surtout fier d’avoir été agressé. C’est la preuve que parmi les écrivains français de Venise, il compte autant que les éléphants du parti.
— Tu crois qu’il s’est planté le couteau lui-même ?
— Non, quand il a décrit son agresseur, il ne mentait pas. Je te parie que dès ce matin il va avertir la presse et se faire photographier avec le joli bandage que je lui ai fait. Un coup net, rien à voir avec la boucherie de Rome ni avec le hachis des chats. Il s’en tire bien.
— C’est toi qui as opéré, mon Dieu… Tu crois qu’il va mourir ?
— Merci, trop aimable. Il est en pleine forme. Je l’ai torturé en lui posant des questions pendant que je désinfectais sa plaie au vitriol pur. Il va aller voir la police ce matin, il aurait peut-être dû y aller dès cette nuit, je le lui avais conseillé, qu’il leur montre l’endroit où il a été agressé. C’est Rosa qui a dit qu’il était trop faible pour se présenter cette nuit aux carabiniers. Elle a décidé de l’héberger. Elle est bonne fille.
— Tu plaisantes ! Tu n’as aucune psychologie : elle le déteste, ça se voit, ou plus exactement elle méprise ses livres et le personnage qu’il joue l’exaspère. Elle est mielleuse avec lui, elle le piège. Si elle l’accueille chez elle c’est pour en savoir plus.
— Elle va le tuer, je n’aurai plus rien à faire.
— Tu ne l’aimes pas, il ne t’a rien fait ! Elle a sous la main le témoin principal, qui lui sera redevable et pourra causer dans son émission. Je te parie que la chaîne va avancer la date, il y a une “actu”, ça change tout. Surtout, elle veut savoir ce que le petit fait vraiment à Venise, qui il voit, où il habite, s’il dragouille, ça l’intrigue… »
Pénélope et Wandrille franchissent une heure plus tard le vestibule de l’Istituto Veneto. Les conservateurs stagiaires ont dit vrai, les rangs se sont bien dépeuplés depuis les premières séances, le sujet s’épuise et il n’est pas le seul. Wandrille recule. Pas question d’aller s’enfermer là. Il n’entrera pas dans la « salle des illustres ». Crespi sort alors de la loge du gardien, avec lequel il buvait un café tel Napoléon partageant le bivouac des grognards. Il avait aperçu Pénélope et décidé de la sauver de quatre heures d’ennui palpable.
Le vieux professore a tiqué quand elle lui a présenté Wandrille, un journaliste, autant dire une pipelette, avec un joli panama et une veste de lin chocolat à peine froissée. Il les entraîne sur le campo, c’est le moment calme où les garçons sortent les chaises. D’instinct, il va au café du fond, il y est accueilli avec des égards que seul le Saint-Père doit connaître quand il arrive dans sa résidence d’été de Castel Gandolfo : « Des Rembrandt à Venise ? Mais il y en a eu énormément, mes enfants ! On en a même fabriqué ! Allez rue de Richelieu, dans le vieux bâtiment de la Bibliothèque nationale qui s’appelle pompeusement désormais Bibliothèque nationale de France comme si on s’adressait à des imbéciles. Quand je faisais ma thèse, on disait la BN et ça suffisait. J’y ai des souvenirs enchantés, vous connaissez cela, ma chère Pénélope, l’extase de la recherche érudite, l’amour des cartons poussiéreux qu’on vous apporte, l’éblouissement des papiers anciens.