— Elle adore ça.
— Figurez-vous, jeunes gens, qu’au département des Estampes, où il finit par y avoir plus de photographies que d’estampes — c’est la marée du XXe siècle qui n’en finit pas de monter —, se trouve un volume caché sous le nom d’auteur de Novelli. J’ai mis du temps à le trouver, mais ce furent des journées de travail merveilleuses, j’avais vingt ans, j’étais amoureux, ma première Parisienne, Laure, qu’est-elle devenue ? Heureusement qu’au moment du déménagement de la Bibliothèque nationale dans ce quartier de Tolbiac où il n’y a rien, paraît-il, un désert urbain, une dizaine d’immeubles ratés, on a laissé les estampes dans le vieux bâtiment de la rue de Richelieu ! Quand je passais devant, le soir, je me disais : ici dorment mes Goya, mes Jacques Callot et mes Rembrandt, ils y sont bien… Dans ces murs, ils ont traversé sans dommage deux guerres mondiales, l’Occupation. Vous verrez, la nouvelle bibliothèque, avec ses quatre grosses tours, dès que la France sera à nouveau en guerre, qu’il n’y aura plus d’électricité pour faire marcher la climatisation et que les avions ennemis seront lancés sur Paris, je ne donne pas cher…
— Mais Novelli, pourquoi ? Un élève vénitien de Rembrandt ?
— Vous n’y êtes pas du tout ! Cette histoire se rapporte à un personnage que vous connaissez bien, j’imagine, Vivant Denon. Philippe Sollers a écrit sur lui une biographie que je vous conseille. Le pauvre Philippe, je crois que les assassins s’intéressent à lui, c’est ce que j’ai lu dans Le Monde…
— Denon, c’est celui qui, dit Pénélope en se tournant vers Wandrille, avait fait exposer à Paris la tapisserie de Bayeux pour prouver que conquérir l’Angleterre on l’avait déjà fait au XIe siècle, l’homme de génie qui dirigeait toute la vie artistique sous Napoléon. »
Avant la Révolution, Vivant Denon, qui s’appelait encore le chevalier de Non, vivait tranquille à Venise. Un vague poste diplomatique lui permettait de se maintenir dans ce vaste salon de conversation où il était choyé. Il achetait beaucoup de gravures, c’était sa passion, il en revendait aussi. Il gravait lui-même, à l’eau-forte, à la pointe sèche, il aimait travailler les plaques de cuivre avec des vernis, des stylets, des brunissoirs pour atténuer les traits, ce travail alchimique de la gravure qui permettait aux artistes de faire connaître leurs compositions au monde entier. Il avait acheté une des plus complètes collections d’estampes de Rembrandt, réunies par un grand amateur vénitien qui s’appelait Zanetti. Ce « cabinet Zanetti », en réalité une série de grands portefeuilles de cuir, était une splendeur. Denon le laissa intact. Mais il l’utilisa. Il avait formé à la gravure, dans son atelier vénitien, plusieurs élèves, dont ce Novelli, et il les incita à imiter Rembrandt puisqu’il possédait tous les modèles. En racontant cela, Crespi rajeunissait.
« Il faisait des faux ?
— Tout dépend, Wandrille, de ce que vous appelez faux. En gravure, un faux est très difficile à réaliser. Il faut non pas copier, mais dessiner à l’envers sur le cuivre des formes qui, une fois imprimées, imiteront le dessin original, c’est presque impossible à réussir, il y a toujours une ombre en trop, un trait plus foncé…
— On croirait que vous vous y êtes essayé !
— Il y avait dans tout cela une part de jeu de société. Il avait gravé lui-même un pastiche d’après Dürer. La signature ressemble beaucoup au fameux monogramme AD qu’on trouve dans les dessins et les gravures d’Albrecht Dürer. Mais on se rend compte en regardant de près que le A n’a pas de barre et que si on retourne la feuille on lit VD, le monogramme de Vivant Denon. Sur une autre gravure, c’est au premier coup d’œil un autoportrait de Rembrandt comme il y en a tant, mais la facture légère sent son XVIIIe siècle et les traits du visage ne sont pas ceux de l’artiste. Cette physionomie d’esprit, cette bouche rieuse, c’est Denon lui-même, costumé avec une toque et un manteau comme le peintre hollandais aimait se vêtir, dans une de ces extravagantes tenues qui n’auraient pas déplu à un patricien de Venise.
— Denon a fabriqué de faux Rembrandt à Venise ? Il n’a fait que des gravures ou aussi des tableaux ?
— Nous les Vénitiens nous aimons Denon, il nous a pillés, mais c’est un homme élégant, un voyou d’Ancien Régime. C’est lui qui a pris Les Noces de Cana de Véronèse. Les Français prétendent qu’ils ne peuvent pas nous le rendre parce que c’est le plus grand tableau d’Europe, il est tellement fragile, un voyage le tuerait. Il ne passe plus par les portes de la salle des États du Louvre : il est bien passé quand vous l’avez fait entrer ! Et quand vous l’avez évacué au château de Sourches pendant la guerre. Ici, comme le nom de Napoléon est tabou, sauf pour Wanda Coignet qui le claironne, nous parlons de Vivant Denon. C’est le Français qui a le mieux aimé Venise, mais il n’a pas su en parler à l’Empereur, ce soudard.
— Aujourd’hui, Rembrandt à Venise ?
— À Venise, il n’y a aucun tableau de Rembrandt. Mais grâce au cabinet Zanetti et à Denon, il était bien connu dans la Sérénissime. C’est par la gravure qu’il a pu avoir un impact sur Tiepolo, qui aima comme lui les déguisements et le faste, ou une influence sur Piranèse qui maniait ombres et lumières dans ses délirants paysages de ruines avec une maestria qui laisse penser qu’il avait regardé Rembrandt. »
Pénélope se demande alors si Crespi se laisse aller au plaisir de raconter, s’il a décidé de ne pas répondre à leurs questions, ou s’il cherche à les embarquer dans des histoires sans fin pour qu’ils cessent de le cuisiner. Elle attaque alors selon un autre angle : « Vous connaissez Lamberti, le restaurateur ?
— Qui ne le connaît pas ! C’est un mythe ! Vos jeunes collègues l’ont vu hier, il paraît qu’il a été éblouissant, diabolique, ils sont revenus médusés.
— Il avait restauré un Rembrandt important ?
— Il y a trois mois, puisque vous me posez la question, il est venu travailler à la bibliothèque de l’Istituto. Les livres qu’il a demandés concernaient tous Rembrandt, je m’en souviens très bien, nous avions déjeuné tous les deux sur les Zattere, dans une pizzeria que j’aime bien, en regardant passer les bateaux qui vont à la Giudecca. Vous connaissez cet endroit ?
— Parlez-moi de ce Rembrandt qu’il restaurait, demande Pénélope en le regardant dans les yeux.
— Il pensait que c’était un tableau de provenance douteuse. Il m’avait demandé mon avis, nous étions allés voir le dictionnaire des marques de collection, qui répertorie tous les signes que les grands amateurs ont fait figurer sur leurs estampes…
— Mais pour les tableaux ?
— Justement, il avait pointé du doigt un K majuscule, dans un cercle, la marque de Jacob Klotz, un grand marchand de Munich d’avant guerre, et je lui avais demandé où il l’avait trouvée. Il m’a répondu : au dos d’un tableau. Et le dictionnaire spécifiait en effet que Klotz, pour repérer les œuvres qui étaient passées entre ses mains, leur laissait une marque de collection, ce que les marchands font assez rarement, et il le faisait pour les tableaux, à l’arrière des toiles, à l’encre noire, comme pour les gravures.
— Il y avait un Rembrandt dans la collection Klotz ?
— Une œuvre que Klotz venait d’acquérir, dont on n’a pas de photographie. J’ai retrouvé l’histoire avec Lamberti cet après-midi-là dans un livre sur les pillages d’œuvres d’art en Italie à la fin de la guerre. Klotz a fini déporté, on n’a retrouvé qu’une infime partie de son stock, c’était un marchand très important. Le catalogue de son fonds a été reconstitué, beaucoup de primitifs italiens, mais il venait de “rentrer” un Rembrandt, un grand format…