— Lamberti pensait qu’il était en train de restaurer le Rembrandt de la collection Klotz ?
— Oui, il s’était dit ça, mais je n’ai pas encore pu lui faire raconter qui le lui avait apporté. Il m’a juste dit : un amateur qui n’avait pas compris que c’était un Rembrandt…
— Il y a beaucoup de faux Rembrandt, dit Wandrille, mais ils ressemblent tous à des Rembrandt. Un Rembrandt, ça se reconnaît. Tous ceux qui apportent un Rembrandt chez un restaurateur sont persuadés qu’il est bon, non ? Vouloir faire restaurer un Rembrandt sans avoir reconnu que ça pouvait être un Rembrandt, ça semble absurde ! »
Quand Wandrille se lance sur des sujets artistiques, Pénélope l’aime. Surtout que cette fois, il a raison. Qui aurait apporté un Rembrandt volé pendant la guerre, de surcroît à un marchand célèbre, chez un restaurateur connu, sans se rendre compte de ce qu’il faisait ? Et des risques qu’il prenait ? Lamberti travaille pour les musées, tout le gratin des conservateurs défile chez lui…
« Vous croyez que ce Rembrandt a quelque chose à voir avec nos écrivains français ? Je vais vous conduire chez Lamberti, nous en aurons le cœur net. Avec moi, il dira tout.
— Jacquelin de Craonne, explique Wandrille, m’a parlé d’un Rembrandt, mais il est un peu perturbé, le cher homme, ce qu’il raconte n’est pas toujours très clair.
— Qu’avez-vous dans vos écouteurs, Pénélope ? Ce n’est pas ce maudit Vivaldi, ça vous donnerait l’impression d’être dans un documentaire de la RAI ?
— Des tangos argentins des années trente.
— Musique idéale pour Venise. Vous avez bon goût pour tout.
— Merci, monsieur le professeur », fait Wandrille avec un sourire vénitien, très Giorgione.
8
« Je suis amoureux d’une historienne »
Venise,
lundi 29 mai 2000, le matin
Depuis le temps qu’on meurt à Venise, le cimetière déborde de célébrités, mais aussi de familles vénitiennes moins connues, et surtout d’inconnus qui ont payé pour reposer avec les célébrités. L’île des morts est un musée, comme certains coins du Père-Lachaise. Wandrille, à la proue du bateau, fait des photos avec son vieux Leica. Il refuse avec énergie le numérique et Pénélope qui a sur elle un appareil dernier cri, impeccable pour travailler sans flash dans les musées — ils ont passé la journée de dimanche à faire des visites méthodiques —, s’étonne toujours : « Tu seras archaïque pendant combien de temps encore ?
— Je suis amoureux d’une historienne. Je suis resté dans la tradition de Cartier-Bresson, vois-tu, jamais je n’abandonnerai l’argentique. Avec ton appareil, tu élimines tout de suite les photos ratées. Une photo ratée, ma vieille, c’est un chef-d’œuvre trente ans plus tard, parce qu’on y voit la grosse poubelle qui faisait que vingt ans avant on trouvait que c’était une photo ratée. Et les photos où on avait l’air moche, trente ans après, on se regrette, on est content de les avoir, tu verras… Notre époque ne va plus produire que des photos réussies, ça va être un désastre artistique de plus. »
Pauvre Lamberti ! Son enterrement provoque un embouteillage de bateaux. Il s’est mis à pleuvoir, pour la beauté de la scène. La photo de son atelier est dans la presse. Aucun tableau n’a été dérobé. Les policiers de Venise attendaient un écrivain français, ils ne pensaient pas qu’on leur servirait le fameux Lamberti, qui n’avait jamais figuré sur la liste des personnes à protéger, n’avait jamais fait appel à eux, malgré la valeur de ce qui passait par son studio.
Pénélope et Wandrille se sont trompés de bateau, ils sont arrivés trois quarts d’heure en retard, les petits groupes de personnages, jetés au hasard sur le quai comme dans un Guardi, regagnaient déjà les bateaux-taxis ou attendaient sur le ponton. Pénélope a tout de suite repéré Crespi, seul, en imperméable, avec ses béquilles. Elle est venue l’abriter sous son parapluie, au milieu des tombes.
« Un Rembrandt, ça intéresse qui, professore ?
— En général, beaucoup de monde. Pour le Rembrandt de la collection Klotz… D’abord ses légitimes héritiers, on comprend qu’ils puissent avoir envie de le récupérer. Si le tableau a été spolié par les nazis, ou par les fascistes italiens, c’est justice. Ce n’est pas si facile, il faut savoir qui hérite, s’il y a des descendants. Souvent des familles entières ont péri dans les camps, les héritiers sont les petits-neveux de cousins éloignés qui ne savent même pas qu’ils ont un lien de parenté avec le collectionneur, c’est un cas de figure hélas très classique. Ensuite, il faut prouver que le tableau a été volé, ce n’est pas parce qu’il appartenait à telle collection en 1935 qu’il s’y trouvait toujours en 42, il faut vérifier qu’il n’avait pas été vendu. Et se méfier des ventes fictives, beaucoup de collectionneurs juifs, se sachant menacés, ont vendu à des amis dans l’espoir de retrouver leurs biens après la guerre, les pauvres. Souvent tout le monde est mort, et les “amis” ont laissé les tableaux sur leurs murs… Pour que les héritiers Klotz récupèrent leur Rembrandt, il faudra peut-être des années de recherches et de procédures. Et une fois le tableau récupéré, le garderont-ils, le vendront-ils ?
— Et le détenteur actuel ? Celui qui a apporté le tableau chez Lamberti ?
— C’est le point capital selon moi. Il sait grâce à notre pauvre ami restaurateur, qui a eu l’imprudence de le lui dire — il adorait apporter de bonnes nouvelles à ses clients —, que son tableau est le Rembrandt de la collection Klotz. Il sait donc à la fois que c’est un grand chef-d’œuvre, et qu’il a été volé à la fin de la guerre. Il a tout intérêt, s’il n’a pas de scrupule, à se taire, le garder, à ne pas entreprendre de recherches… Et à éliminer Lamberti. Vous avez vu qu’on a fouillé les papiers de l’atelier, aucun tableau n’a disparu, mais je suis sûr que le registre des entrées d’œuvres n’est plus là. Lamberti tenait un compte méticuleux de ce qui arrivait chez lui et de ce qui en sortait, c’était normal. »
Pénélope échafaude une première piste. Pour le propriétaire du Rembrandt, tuer Lamberti était essentiel. Il a repris le Rembrandt, pas pour le vendre mais pour le cacher. C’est sa richesse, mais aussi la preuve et le mobile de son crime.
« D’autres suspects, professeur ? demande Wandrille, en photographiant la tombe d’Igor Stravinski.
— Ils sont tous en train de rembarquer, ils sont venus au bord de sa tombe pour assister à l’absoute, regardez-les, fait Crespi en montrant l’embarcadère du bout caoutchouté de sa canne anglaise. Celui-ci, c’est le conservateur du musée Correr, là celui de l’Accademia ! Les musées de Venise n’ont pas de Rembrandt, le tableau Klotz, s’il représente un jeune Vénitien caracolant dans ses domaines de la “terra ferma”, serait à sa place. La présidente de la Société française pour sauver Venise, Wanda Coignet, toujours à l’affût d’un coup médiatique, regardez là, elle a son bateau à elle. Si ce Rembrandt est lié à Denon, ce que je ne sais pas, mais on peut l’imaginer, pourquoi pas, il se rattache de manière indirecte à l’Empire. La Coignet veille. On peut aussi soupçonner un des écrivains français.
— Pour quelle raison ?
— Parce que je n’en ai vu aucun au cimetière. Et que Lamberti entretenait de fort bons rapports avec un grand nombre d’entre eux. »