Pénélope se garde bien d’intervenir. Wandrille et elle sont les seuls à savoir que le meurtre du restaurateur a un rapport sans doute direct avec la menace qui pèse sur les écrivains ; Craonne a voulu lancer Wandrille sur la piste d’un Rembrandt. Depuis ce matin, Wandrille est inquiet à son sujet, il a essayé de l’appeler vers neuf heures, puis vers dix heures, personne ne répondait rue de la Butte-aux-Cailles. Il est peut-être sorti faire des courses. Si jamais ça ne répond pas vers midi, il préviendra la police. Il aurait peut-être déjà dû le faire. Dans les cimetières historiques, on a facilement des pressentiments. Crespi sait-il lui aussi quelque chose ? Veut-il les tester et savoir si eux aussi sont au courant ? Il se tait, puis, devant une tombe de petite fille, ornée d’un bouquet de fleurs blanches en plastique, il murmure : « Il y a pire, pire suspect encore… celui qui aurait compris ce que représente ce tableau, ce qui en fait la valeur incomparable…
— Mais, dit Pénélope, personne ne l’a vu, on n’en a pas de photo…
— Lamberti ne me l’avait pas décrit. Mais il avait eu une phrase étrange, il m’avait dit : c’est le plus biblique de tous les Rembrandt, une scène des Saintes Écritures qu’aucun peintre n’a osé montrer, même lui, qui a tant représenté la Bible. À mon avis, ce tableau a un sens sacré très original, une valeur pour ce qu’il représente, au-delà de Rembrandt, et pour que Lamberti ne me dise rien, il fallait que ce soit plus qu’un secret, une sorte de révélation… »
Le cimetière est maintenant désert, ou presque. La gondole funèbre, drapée de noir, est repartie avec les fossoyeurs. Pénélope et Wandrille sont montés avec Crespi dans un petit taxi qui attendait le directeur de l’Istituto Veneto.
« Vous savez ce qui aurait fait plaisir à Lamberti ? demande le vieil homme en s’asseyant, on va profiter de ce taxi, je l’ai loué pour la matinée. On va rentrer par le chemin le plus long, je vais vous faire faire le tour extérieur de la ville. Vous verrez, par ce temps incertain, vous la découvrirez comme jamais personne ne la voit, sauf les pêcheurs, les marins. Vous avez une heure ? On met le cap sur Murano pour commencer… »
L’enterrement de son vieil ami lui a donné de l’énergie, comme s’il menait l’enquête lui-même, décidé à le venger. Pénélope et Wandrille ne lui ont pas parlé des messages trouvés à côté des chats morts, de ce cheval dans l’« île noire ».
Wandrille a cherché, sans rien dire, des indices parmi les tombes, une statue de cheval, une inscription. Il n’a rien trouvé. Le tableau est-il caché quelque part, dans un de ces petits caveaux en forme de chapelle ? Surtout, le tableau représente-t-il vraiment un cheval ? Un portrait équestre ? Quel rapport avec une scène de la Bible ? Crespi a une bonne connaissance des Écritures, et il ne voit pas. Dans la Bible, les Hébreux ne sont pas souvent à cheval. Il est plutôt question des ânes. Contre les armées des Philistins, on parle de leurs chars, mais ce n’est pas un vrai peuple de cavaliers. Quand Héliodore est chassé du Temple, l’ange est à cheval, mais c’est une exception, une image, pas un vrai canasson. Ou alors, il faut attendre la période romaine : après la mort du Christ, Paul tombe de cheval et se convertit sur le chemin de Damas, c’est ça la grande scène équestre dans l’art chrétien. Mais chez Caravage, pas chez Rembrandt. Et à Venise, à San Zanipolo, où l’église est dédiée pour moitié à saint Paul, il n’y a pas une seule œuvre qui représente sa conversion.
Pénélope et Wandrille arrivent à dialoguer par télépathie, quelques échanges de regard leurs suffisent à vérifier qu’ils se comprennent. Sur ce bateau, ce matin, aucun des deux n’a parlé à Crespi de l’île noire. Mais ils ont fixé ensemble, durant le trajet qui sépare San Michele de Murano, un point à l’horizon, une autre île au loin, simple tache noire perdue à l’horizon, sous l’orage.
9
Le secret du septième fortin
Venise,
lundi 29 mai 2000, début d’après-midi
Les journaux publiaient en première page une touchante photographie de Gaspard Lehman, le bras en écharpe et torse nu, sur une chaise longue, installé sur l’altana, la terrasse haute du Palazzo Gambara. À Venise, les palais prennent le nom des familles qui les habitent. Derrière lui, dans une lumière grise, on devinait la silhouette du Colleone. Plusieurs écrivains lui manifestaient son soutien, parmi les plus grands. Il devait exulter. Rosa avait semble-t-il répondu aux questions avec lui, mais elle n’était pas sur la photo : il se serait battu dix minutes, à mains nues, avant de recevoir un coup de couteau, il avait mis en fuite son agresseur. L’avait-il blessé ? Il ne le pensait pas, l’autre avait dû le croire mort et s’enfuir avant que des promeneurs n’arrivent. On comprenait entre les lignes qu’il avait dû crier comme un bœuf à l’abattoir, le petit héros. La solidarité des écrivains n’était pas un vain mot : recueilli au Palazzo Gambara, par celle qui était une amie depuis toujours, la première à avoir cru à son premier roman — dont elle n’avait en réalité jamais soufflé mot. Il s’apprêtait à témoigner à la télévision à l’occasion d’une exceptionnelle soirée de « Paroles d’encre ». Sur le bateau, le vent pliait le journal que Wandrille lisait à haute voix avec délectation.
La double page suivante du Gazzettino rendait hommage à Pietro Lamberti. L’enquête commençait. On publiait les photos des grands tableaux de Venise qu’il avait restaurés : Titien, Véronèse, Canaletto et dans un encadré il était photographié devant La Tempête de Giorgione. On n’avait pas volé de tableau chez lui, et pourtant il avait en restauration dans son studio le Christ aux anges d’Antonello de Messine du musée Correr. On avait fouillé ses papiers et ses registres.
Pénélope reprit da capo le refrain qui avait si bien énervé Wandrille au petit déjeuner : « On lui reproche quoi à ce petit Gaspard ? Il écrit des livres, ils ont eu leur succès, sont-ils pires que les autres ? Il a une jolie tête, est-ce pour cela que ses romans devraient être mauvais ? Il est plus bronzé que la moyenne des auteurs, ses lectrices vont s’en apercevoir et commenter sa blessure. Mais il a un torse moins musclé que le tien, mon Wandrille, et ça je suis la seule à m’en apercevoir, du moins j’espère…
— C’est un frimeur.
— On ne critique que les défauts qu’on connaît bien. Il est d’un milieu modeste, comme le rappellent tendrement les journaux, toi tu es un grand bourgeois né avec une cuillère d’argent dans la bouche…
— Une cuillère, tu plaisantes, toute la ménagère…
— J’ai déjà entendu cette blague. Mais c’est la seule vraie raison, que tu ne veux pas admettre, pour laquelle tu ne peux pas le supporter.
— C’est ridicule. Toi aussi tu es d’un milieu modeste et je t’adore, tu vois bien.
— Je dirai ça à papa, il sera enchanté. Et maman, qui est prof de lettres, très modeste elle aussi comme tu oses dire, espèce de crétin, a lu plus de livres cette année que ta chère mère depuis sa naissance, ta mère qui est si cultivée, depuis sa naissance également d’ailleurs sans doute…
— N’attaque pas ma mère, je te prie.
— On en est là. »
Il y a sur la lagune sept îlots fortifiés. Sur une carte marine, ils forment une constellation, un arc tendu pour protéger la ville sans remparts qu’est la Sérénissime. Ils sont de forme plus ou moins octogonale, avec des constructions de brique et de pierre qui servaient à placer des canons, parfois des créneaux en modèle réduit. Ces fortins étaient des vaisseaux de guerre arrimés en permanence, ils n’ont jamais vraiment servi. Wandrille avait repéré celui qu’on apercevait à l’horizon du côté de Murano, totalement invisible depuis Venise. Il avait demandé à Crespi ce que c’était, le professeur lui avait répondu qu’il s’agissait du dernier fortin de cette ligne de défense, un de ceux qui se tenaient encore à peu près debout, mais que personne n’y allait, on l’oubliait même sur les cartes : « Ces ouvrages défensifs qui ne furent jamais attaqués sont les vieilles filles de l’architecture ! On l’appelait la Carbonera, la charbonnière, quand j’étais enfant, maintenant on dit le vieux fortin, l’endroit n’est pas très touristique vous savez, ça date de la fin du XIXe siècle dans son état actuel, du temps de la domination autrichienne, la construction de la Renaissance n’a pas subsisté, c’est un caillou avec une tourelle. À une époque, on avait voulu y créer une résidence avec piscine, mais la piscine est devenue une sorte de darse qui communique avec la mer, c’est en ruine. Par ce temps, on ne pourrait pas aborder, je ne crois même pas qu’il y ait de débarcadère. Vous ne trouvez pas qu’il commence à faire froid, on pourrait rentrer… »